« Sans rien abandonner, ils ont su donner et pardonner »

Le Premier ministre Michel Rocard (debout) s’adresse à Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur et Dick Ukeiwë, le 26 juin 1988 à l’hôtel Matignon à Paris. / © JEAN-LOUP GAUTREAU, AFP

Impossible d’imaginer les discussions institutionnelles d’aujourd’hui sans le geste historique de Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Leur poignée de main, née du sang et des larmes, acte aussi deux accords importants pour la suite.

Ils ne pouvaient sortir de la salle sans un accord. Le 25 juin 1988, le Premier ministre Michel Rocard rassemble les indépendantistes et les non-indépendantistes à l’hôtel Matignon, à Paris. Les négociations ont duré jusqu’au lendemain avant d’être conclues par ce geste resté dans l’histoire entre le leader indépendantiste, président du FLNKS, et le chef de file des loyalistes, patron du RPCR.

Le dénouement de ce conclave politique est une surprise, mais surtout un soulagement. Dans les années 1980, la Nouvelle-Calédonie est plongée dans les Événements, période noire et sanglante qui a conduit à la tragédie de la grotte de Gossanah. Entre 1984 et 1988, il y aurait eu près de 90 morts, dont les 19 jeunes militants, les quatre gendarmes et les deux militaires à Ouvéa.

L’accord de Matignon est donc avant tout un acte de paix. Il instaure une amnistie pour les auteurs de violence et indemnise les victimes. Avec l’accord d’Oudinot en août de la même année, ils dessinent une nouvelle organisation politique pour parvenir à maintenir cette paix. Trois provinces, détenant le plus de compétences, sont créées. Le haut-commissaire de la République, représentant de l’État, obtient en plus le pouvoir exécutif. Le Congrès et ses 54 élus issus des trois assemblées provinciales conservent le pouvoir législatif, fiscal et budgétaire.

ALLER DE L’AVANT

Une véritable politique de rééquilibrage est mise en place. Elle se concrétise d’abord par les deux clés de répartition, toujours en vigueur et critiquées aujourd’hui : le partage des recettes fiscales et la répartition des élus du Congrès au profit des provinces Nord et Îles.

La participation inégalitaire à la fiscalité vise à rattraper le retard par rapport à Nouméa et ses environs. La politique de rééquilibrage se traduit aussi par les signatures de contrats de développement et la vente aux indépendantistes de la société minière de Jacques Lafleur qui aboutit à l’ouverture de l’usine du Nord. Dans l’éducation, le programme « 400 cadres » ouvre les portes des postes à responsabilité aux Kanak. Les premières institutions coutumières voient le jour avec la création d’un Conseil consultatif coutumier, prémices du Sénat coutumier de 1998.

Yeweiné Yeweiné, Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur et Dick Ukeiwé sourient le 26 juin 1988 apres la signature ‡ Matignon d’un accord sur l’avenir de la Nouvelle Caledonie qu’ils ont conclu avec le premier ministre Michel Rocard. / © JEAN-LOUP GAUTREAU, AFP

Enfin, la question de l’autodétermination figure dans les accords de Matignon. Un référendum d’autodétermination était prévu en 1998 avec un corps électoral restreint, composé des personnes présentes depuis 10 ans de manière continue et leurs enfants âgés de 18 ans. Cette consultation sera finalement retardée par l’Accord de Nouméa et n’aura réellement lieu que 20 ans après. « Sans rien abandonner, ils ont su donner et pardonner, concluait Michel Rocard à l’issue de la signature. Je veux vous aider à réussir votre destin par la réconciliation, la solidarité et la construction de l’avenir. »

Les deux accords ont été approuvés lors d’un scrutin national en novembre 1988, par 80 % de la population, avec une participation de 37 %. En Nouvelle-Calédonie, ils n’avaient pas fait l’unanimité. En province Sud, les électeurs s’étaient particulièrement mobilisés contre. Au total, 57 % des inscrits avaient voté pour, avec une participation de 63 %.

Brice Bacquet

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