Bien avant les Chan Dang, travailleurs sous contrat, des condamnés indochinois ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie à partir de 1868. Ces bagnards ont fait souche et sont les ancêtres de nombreuses familles vietnamiennes. Une exposition retrace leur histoire méconnue au site historique de l’île Nou.
Cet épisode a été « complètement occulté », lâche Yves Mermoud, victime du silence « très prononcé » qui l’entoure « dans le monde kanak et encore plus dans la communauté vietnamienne ». Le président de l’association Témoignage d’un passé en a pris conscience lors de la réalisation de l’exposition Les Kanak et le bagne, en 2022, dont Exilés et condamnés indochinois en Nouvelle-Calédonie est la suite, conçue par deux professeures britanniques spécialistes du bagne, Lorraine Paterson et Clare Anderson.
Pourtant, si elles l’ignorent souvent, de nombreuses familles vietnamiennes ont un ancêtre bagnard. Et partagent des histoires semblables à celles des autres communautés. « Les mêmes douleurs, les mêmes non-dits, le même métissage », souligne Yves Mermoud. Sonder cette époque remet aussi en perspective l’histoire des Indochinois en Nouvelle-Calédonie, qui ne commence pas avec l’arrivée du Chéribon en 1891 et de ses 791 passagers à bord, dont 750 sont des condamnés, mais bien plus tôt, en 1868. « Par pudeur, par discrétion, ce sujet n’est pas abordé, est tabou. »
CONCESSIONNAIRE, TRAVAILLEUR À LA MINE, EMPLOYÉ
Tchong Winki, d’origine chinoise, en fait partie. Comme beaucoup, le transporté a laissé derrière lui une femme, un enfant qu’il ne reverra jamais. Malgré un fort désir, un retour au pays est inenvisageable, en dépit de l’envoi de requêtes des mères, des épouses, des fils pour leur père. Dans les archives, sont également retrouvées des pétitions de condamnés demandant à retourner chez eux. N’ayant d’autre choix, c’est finalement sur cette terre calédonienne qu’ils s’établiront. À l’issue de leur peine, ceux qui se sont bien conduits obtiennent une concession, souvent à Bourail. Tchong Winki devient boucher, épouse une condamnée et comptera, dans ses descendants, les familles Neugy, Chitty, Fouques… Nguyen Van Xung suit le même chemin, s’installe sur une concession rurale à La Pouéo, a six enfants. Les Bride, Hugeaud, Gastaldi, Tual, Launay, Weiss… ont des liens avec lui.
En Brousse, nombreux sont ceux utilisés sur les mines : Bernheim, Néhoué, Paagoumène, Chagrin…, où, plus tard, ils sueront à côté des engagés vietnamiens, les Chan Dang. En ville, les forçats exercent toutes sortes de métiers. Domestique, palefrenier, interprète, cuisinier, pêcheur, boulanger, cultivateur. Ngo Van Nho est employé par M. Gaërtner, important notable de la capitale. Nguyen Van Qan travaille dans la maison Caujolle, à Koné. Nguyen Van Nam est garçon de maison du Dr Léon Collin, médecin colonial à Bourail. Certains sont artisan qualifié. Le condamné politique Bui Chi Nhuan devient savonnier à Nouméa pour les frères Laubreaux. « La diversité des emplois dans lesquels les prisonniers étaient placés m’a vraiment frappée, relate Lorraine Paterson. Ils étaient partie intégrante de la communauté de colons français. »
C’est le cas de Phan Cao Dang, neveu de Phan Van Truong, nationaliste proche d’Ho Chi Minh, membre des Cinq Dragons, mouvement révolutionnaire basé à Paris, dont le père est envoyé au pénitencier. Après avoir grandi à Maré, sous la protection du grand chef Henri Naisseline, il s’établit à Nouméa, où il ouvre un magasin d’ameublement réputé, ArtIndo, rue de l’Alma.
Et pour faire vivre leur culture, les Vietnamiens se retrouvent lors de fêtes, comme le Têt, le nouvel an lunaire, « l’occasion de partager des plats traditionnels, d’accomplir des rituels et de renforcer les liens », et dans la religion, bouddhiste ou catholique.
« C’EST ÇA QUI CRÉE DES PONTS »
Ces histoires font écho à celles des Européens, des Algériens, des Kanak. « Ces gens ont vécu la même chose que moi, mes arrière-grands-parents forçats, et c’est ça qui crée les ponts. En Nouvelle-Calédonie, on a des périodes de souffrance qui l’ont été pour plusieurs communautés en même temps. Le bagne, ce n’est pas que l’histoire des blancs. » D’où ce choix de thématique, en référence au discours de politique générale de Louis Mapou en 2021, avec cette idée de « construire le poteau central autour de valeurs communes pour créer un socle calédonien ». Cette période en est une parfaite illustration.
L’autre objectif est de faire avancer la démarche du gouvernement qui vise à inscrire le bagne calédonien sur la liste indicative en vue d’un classement à l’Unesco. Et d’inclure ce récit dans un contexte mondial. Les travaux forcés, il y en a eu sur tous les continents. Les 22 panneaux de l’exposition devraient ensuite être partagés sur le site internet de l’université de Leicester, au Royaume-Uni, où enseigne Clare Anderson. Les Kanak et le bagne pourrait également voyager jusqu’à la maison de la Nouvelle-Calédonie, à Paris, voire jusqu’à l’Assemblée nationale et le palais du Luxembourg, à la demande des parlementaires. « Pour nous, c’est important d’exprimer qu’on ne cherche pas à rester sur notre petit caillou, mais aussi à résonner ailleurs. »
« J’AI DÉCIDÉ D’ALLER AU VIETNAM »
« À quoi il correspond mon nom ? », demande la fille de Roger Mai Van Y à son père, il y a quelques années. « Elle se posait des questions, s’interrogeait sur son origine. » Cette réflexion marque le point de départ d’une enquête, menée notamment sur internet, avec des sites comme Geneanet. Roger et sa fille dénichent des informations qui les mettent sur la piste de leur ancêtre. Mais c’est Yves Mermoud qui leur apprendra le reste. « Ils ont découvert leur histoire quand on les a contactés. Roger m’a dit qu’il avait toujours cru qu’il était jardinier. » Mai Van Y était en réalité commerçant en Cochinchine avant d’être condamné à vingt ans de travaux forcés. « Notre arrière-grand-père a laissé derrière lui une femme et un enfant dans le delta du Mékong. » Le bagnard fait souche à Bourail, où il épouse Eugénie Launay, fille de condamnés aux travaux forcés, en 1908, avec qui il aura cinq enfants. La descendance du couple noue des liens avec de nombreuses familles calédoniennes : Fichter, Curé, Abdelkader Ben Cherfia, Willemot, Bouvet, Delaveuve, Bernaleau, Machful… dont les plus jeunes font partie de la 5e génération.
Les informations présentées dans l’exposition sont le résultat de plus de dix ans de recherches menées par deux spécialistes mondiales du bagne : Clare Anderson, professeure d’histoire à l’université de Leicester au Royaume-Uni, et Lorraine Paterson, spécialiste du Sud-Est asiatique, qui enseigne à l’université John Hopkins à Baltimore aux États-Unis. Les deux femmes ont tout de suite adhéré au projet d’exposition, lancé l’an dernier avec l’association Témoignage d’un passé. « C’était une formidable opportunité de communiquer sur nos recherches, d’ordinaire publiées et destinées à des universitaires, et de les rendre accessibles au grand public. » Surtout, Clare Anderson avait conscience que ce travail « pouvait avoir un sens très fort dans la façon dont les descendants de prisonniers vietnamiens appréhendaient leur famille et leur histoire personnelle ».
Un millier de condamnés
Les deux chercheuses ont consulté les archives conservées au Vietnam, en France et dans les territoires d’outre-mer, ce qui complique la « reconstitution » des événements et la quantification du nombre de prisonniers envoyés en Nouvelle-Calédonie. « L’estimation est d’un millier. » Leur quête les a menées, de manière inattendue, jusqu’aux archives départementales de La Réunion, une ressource « clé ». « Les connections pénales [entre les deux îles] se sont mêlées dans les années 1860, où plusieurs prisonniers furent envoyés d’abord à La Réunion, puis en Nouvelle-Calédonie. » Car l’histoire des exilés et condamnés vietnamiens fait partie de celle de la déportation de l’Indochine française vers les autres colonies, La Réunion, donc, mais aussi le Congo, le Gabon et la Guyane.
DES CONDAMNÉS KANAK AU BAGNE INDOCHINOIS
Des Kanak feront le chemin inverse de celui suivi par les exilés indochinois. À l’époque, dans les années 1860, la rébellion de certaines tribus contre l’administration française entraîne des violences et provoque « de multiples affrontements », relate le livret de l’exposition. Les condamnés kanak seront déportés au bagne indochinois Poulo Condore (une île située au large de la côte sud du Vietnam) dès 1868, un établissement pénitentiaire « souvent comparé à celui de l’île du Diable », en Guyane. En 1881, un deuxième conflit oppose protestants et catholiques à Maré. Quinze chefs maréens protestants sont exilés à Poulo Condore. Trois d’entre eux y périront « après avoir connu des conditions de détention terribles et subi des traitements brutaux ».
Anne-Claire Pophillat