« Il y a un peuple calédonien qui se reconnaît »

À l’Église du Vœu à Nouméa, en 1953. Les années 1950 sont un moment important, estime Isabelle Merle, « d’équilibre des populations entre les Européens et les Kanak ». (© © AAN / ANC)

Comment l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement, peut renseigner sur la difficulté de faire peuple aujourd’hui ? Isabelle Merle, historienne et directrice de recherche au CNRS, a questionné l’influence de ce passé sur un territoire en pleine transition, dans une conférence au centre Tjibaou le 23 novembre.

L’avenir de la Nouvelle-Calédonie est scellé dès sa prise de possession, en 1853. Cette terre deviendra une colonie de peuplement. Cela engendre des effets profonds et structurants. L’idée est de « créer une société analogue à la mère patrie », introduit Isabelle Merle, historienne et directrice de recherche au CNRS.

Au début, ce sont des colons libres qui débarquent à Nouméa. Des terres sont distribuées aux émigrants venant des colonies voisines. « Il existe un projet ruraliste d’implanter des gens au sol. Le mot colon vient de colore, en latin, qui veut dire cultiver. » Puis, le bagne, au cœur du système, pourvoit des colons pénaux agriculteurs avant qu’à la fin du XIXe siècle, le gouverneur Feillet ne mette un terme aux convois pénitentiaires. Son plan, qui consiste à faire venir des milliers de personnes, est un échec. Environ 500 familles poseront le pied en Nouvelle-Calédonie. « Pour elles, c’est un défi de tout lâcher et tout reconstruire dans un environnement complètement différent. »

Dans les années 1920, c’est au tour des nordistes des territoires dévastés par la Première Guerre mondiale d’arriver. Trente ans plus tard, « les années 1950 constituent un moment important d’équilibre des populations entre les Européens et les Kanak », indique l’historienne. La Calédonie asiatique, nombreuse entre les deux guerres, est « cassée ». « Les Vietnamiens, très patriotes, retournent au Vietnam, l’Indonésie rappelle ses travailleurs coloniaux et les Japonais ont été déportés. Il y a un face-à-face Kanak et colons historiques. »

Le boom du nickel bouleverse cet équilibre, entraînant la venue de 15 000 personnes. « Il y a un besoin de main-d’œuvre et toujours cet impensé colonial selon lequel il faut peupler, sinon l’île va sombrer. » Un tournant. Cette période met en exergue les inégalités, montre « à quel point les Kanak sont dans des réserves étroites, pauvres, insuffisamment insérés », suscite une revendication foncière, « une poussée de décolonisation, de libération de la parole pour les Kanak ». En 1972, Pierre Messmer craint que les Européens ne soient pas assez nombreux dans une Nouvelle-Calédonie en proie à la crise économique. Le Premier ministre lance un appel à l’émigration.

CHANGER DE LOGICIEL

Un demi-siècle plus tard, ce concept de peuplement persiste, considère Isabelle Merle, évoquant les réactions aux chiffres du recensement de 2019. « Pour certains, c’est une catastrophe. On n’a toujours pas changé de logiciel et on pense que le développement est lié au peuplement. C’est extrêmement ancré. Or, le pays a des ressources. » Cette vision représente une « menace » pour les Kanak, qui ont vécu « le traumatisme d’avoir pensé s’éteindre », puis celui « d’avoir été invisibilisés et dilués », c’est-à-dire d’avoir risqué « la disparition symbolique ».

L’histoire est réparatrice,
elle a des vertus thérapeutiques parce qu’elle permet de trouver des voies pour surmonter le passé.

Et si la question du gel du corps électoral « crispe » tant, avance l’historienne, c’est parce qu’elle y est liée. « Elle réveille une peur ancienne », celle « d’être minorisée en permanence ». Isabelle Merle conseille « d’éviter le passage en force » et de « ne pas se précipiter ». « Le pays a besoin de temps. » La chercheuse préconise de « travailler main dans la main » afin de parvenir à « un consensus solide, largement établi au sein de cette communauté calédonienne légitime historiquement », menant à « un nouveau partenariat », invitant l’État à être « à la hauteur des enjeux ».

UN « NOUS » FRAGILE À « CONSOLIDER »

La notion de peuple n’est pas absente de l’histoire du territoire. Isabelle Merle en retrouve trace au début du XXe siècle. Le sentiment d’appartenance à une communauté calédonienne surgit chez l’élite économique et politique européenne « face à ce que veut leur imposer l’État, et leur volonté d’autonomie pour contrôler encore plus ». Plus tard, dans les années 1960, « le peuple kanak prend conscience de lui-même et exige une reconnaissance à part égale, ce qui sera fait dans l’Accord de Nouméa. Il s’est construit dans l’adversité, face à l’altérité », commente Isabelle Merle.

Aujourd’hui, ces deux peuples « ne peuvent s’ignorer l’un l’autre ». Ils sont unis par une histoire commune qu’ils partagent, « même si elle est conflictuelle », à laquelle s’ajoute le clivage indépendantiste et non indépendantiste. Malgré « le contentieux colonial qui mine la situation, il y a quelque chose de l’ordre d’un peuple calédonien historique qui, s’il a des choses à régler, se reconnaît ». Il s’enracine dans les liens familiaux, amicaux, religieux, le métissage, etc., et regroupe l’ensemble des communautés, pas seulement les Caldoches et les Kanak. Encore fragile, ce « nous » est « à consolider, conforter ». La chercheuse voit une évolution. L’adaptation des programmes à l’école ou le cas de Dumbéa-sur-mer, « un lieu très intéressant parce que très mélangé ».

Alors que la Nouvelle-Calédonie se cherche un autre modèle, Isabelle Merle « mesure la complexité de la situation ici et en France, qui peine à penser son passé colonial ». Or, c’est là que réside l’enjeu. L’accepter est essentiel et passe par la connaissance et la reconnaissance. « On n’est pas responsable de ses ancêtres. En revanche, on l’est du récit historique que l’on transmet, des héritages. » D’où l’importance de parler. Pas pour rouvrir des plaies, mais pour mieux comprendre et apaiser. « Sinon le passé suinte de partout, dans les malentendus d’une conversation, les non-dits, comme dans une famille. L’histoire est réparatrice, elle a des vertus thérapeutiques parce qu’elle permet de trouver des voies pour le surmonter. »

 

UNE COLONIE DE PEUPLEMENT

Elle procède, dans les différents pays où elle est appliquée par les empires coloniaux, des mêmes principes : l’accaparement des terres (cantonnement et mise en réserve), l’élimination et le refoulement (maladies, guerres, répressions), l’invisibilisation de l’autochtone et de sa culture (interdiction des langues à l’école, des fêtes et des danses) et l’assimilation (école, religion). La Nouvelle-Calédonie, connaît plusieurs phases de peuplement.
La part de la population kanak dans la population totale passe de 53 % en 1936 à 41 % en 1976, puis 45 % en 1989.

 

QUAND LES CALÉDONIENS VOULAIENT QUITTER LA FRANCE

Au début du XXe siècle,  les grandes familles locales, à la tête du conseil
général et de l’économie, veulent « la Calédonie aux Calédoniens », écrit le journal Le Républicain, en 1907. En cause ? Les charges imposées par la Métropole dont elles ne veulent pas. Dans l’espoir de parvenir à une autonomie rapide, des représentants demandent même à la France « de nous donner à l’Angleterre ».

 

Anne-Claire Pophillat