Le bilan de l’Accord, un regard en arrière

Indépendantistes et non-indépendantistes autour de la même table. Si l’image, impensable depuis 2019, mérite l’attention, tous ne l’interprètent pas de la même manière. / © HCR

Indépendantistes et non-indépendantistes attendaient les deux documents avec intérêt. L’audit de la décolonisation et le bilan de l’Accord de Nouméa ont été présentés le premier jour de la visite ministérielle, jeudi 1er juin, aux deux délégations exceptionnellement réunies.

Le FLNKS uni et les loyalistes en rang dispersé ont jeté un œil dans le rétroviseur lors de la visite ministérielle. De part et d’autre d’une même table, les deux délégations ont assisté aux restitutions du bilan de l’Accord de Nouméa, jeudi 1er juin.

Une « première trilatérale » rassemblant les trois partenaires avec des échanges par ministre interposé, se félicite le député Nicolas Metzdorf (Les Loyalistes). Une « présence conjointe », rétorque le FLNKS. « Il nous faut poursuivre les bilatérales avec l’État pour traiter tous les sujets qui concernent l’identité kanak, le contentieux colonial et les réparations », insiste Roch Wamytan (UC).

Entre les deux, le député Philippe Dunoyer (Calédonie ensemble) ne « boude pas le plaisir et son importance » d’avoir été « réunis au même endroit » autour de « documents nécessaires pour préparer l’avenir ». Peu importe les interprétations qu’ils accordent à la scène, élus et représentants politiques ont pris connaissance pendant trois heures de ce bilan institutionnel, administratif et financier.

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(IN)COMPÉTENCES

Le rapport, mené par les cabinets CMI et DME, souligne la mise en œuvre des 39 mesures prévues par le texte du 5 mai 1998, sans évolution majeure depuis 2018. Six mesures sont partiellement appliquées, parmi lesquelles la participation des autorités coutumières à la médiation pénale, la redistribution des compétences aux communes ou les limites administratives de Poya, toujours partagée entre deux aires coutumières.

Le partage des pouvoirs figure dans les succès des 30 dernières années. Le Sénat coutumier, la collégialité, la provincialisation ou la répartition des sièges au Congrès ont favorisé le rééquilibrage politique et l’accès des Kanak aux responsabilités. Une réussite que les évolutions démographiques appellent à repenser. Une majorité des Kanak vivent désormais dans le Sud, sans que les clés de répartition du Congrès, c’est-à-dire la surreprésentation des provinces Nord et Îles, aient été revues.

Le système a participé à la légitimité des institutions qui peineraient toutefois à assumer toutes leurs compétences. Les transferts de compétences ont été « justifiés par un objectif politique« , indiquent les experts, sans prendre en compte les capacités du territoire et des autorités.

315

milliards de francs ont été transférés entre 1998 et 2019 dans le cadre de la politique de rééquilibrage entre les trois provinces, essentiellement supportée par la province Sud.

L’instabilité gouvernementale, l’opposition politique autour de l’indépendance, la répartition des compétences et le manque de coopération freineraient les prises de décision. « Objectivement, on ne peut pas dire qu’une des collectivités exerce parfaitement toutes ses compétences, estime Philippe Dunoyer. L’Accord a été une chance extraordinaire pour la Nouvelle-Calédonie, on l’a mis en œuvre du mieux qu’on a pu, tous, les uns et les autres. »

Le rapport note « aucune carence » des services publics grâce « notamment à l’accompagnement de l’État (qui parfois dépasse son strict périmètre de compétences) ». De manière générale, le pouvoir national joue un rôle essentiel. Administrativement, mais aussi économiquement.

Ses aides soutiennent et orientent l’économie calédonienne, « restée dépendante des transferts publics » (18 % du PIB en 2022) et tributaire d’un secteur du nickel pas rentable. « En termes d’émancipation économique, nous n’y sommes pas malgré les fonds colossaux investis par l’État », constate Valérie Ruffenach (Rassemblement-LR).

RÉÉQUILIBRAGE BANCAL

Le rééquilibrage a réduit les inégalités, mais reste à « approfondir », note le rapport. Les différences de qualité de vie et d’accès aux services publics, à l’éducation ou aux soins ont été diminuées. Les « politiques volontaristes » ont contribué à la réussite scolaire des Kanak, des habitants du Nord et des Îles, sans totalement rattraper « les inégalités entre communautés ».

La part des Kanak parmi les cadres a presque doublé, passant de 6,5 à 11,6 % en 30 ans. « On a progressé dans la formation des cadres, mais on ne va pas se contenter de 12 %, relève Victor Tutugoro (UPM). On va dans le bon sens, mais on n’y est pas. »

En 2019, les écarts de niveaux de vie entre les trois provinces sont « du même ordre que ceux prévalant encore entre certaines régions métropolitaines », selon le bilan. Les contrats de développement, la création de l’usine du Nord et les dotations volontairement supérieures au Nord et aux Îles ont contribué au rééquilibrage économique. Le niveau d’inégalité demeure cependant supérieur « à la moyenne nationale et aux autres pays de la région ».

30 à 35 %

des plus de 15 ans parlent une langue locale. 9 % des locuteurs ne sont pas d’origine kanak.

11 %

de la population s’est déclarée métissée selon le recensement de 2019. 7 % ont indiqué « Calédonien » ou n’ont renseigné aucune communauté.

Des disparités économiques trop importantes persistent entre les côtes Est et Ouest, notamment au sein de la province Nord. « On a plutôt appauvri les populations du Sud qu’enrichi celles du Nord et des Îles, assène Sonia Backes, présidente de la province Sud et secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur. On voit bien que les exécutifs indépendantistes n’ont pas fait ce qu’il fallait pour permettre le développement de la population. »

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Le document de 70 pages permet de « tirer les recommandations et les conseils pour construire la Nouvelle-Calédonie de demain », signale Roch Wamytan. Le FLNKS regrette néanmoins l’absence de la question des terres, un « élément fondamental de l’identité kanak » d’après le président du Congrès. « Beaucoup de nos familles ne peuvent pas retrouver les terres d’origine, alors que l’Accord prévoyait des mécanismes », abonde Victor Tutugoro.

Virginie Ruffenach appelle à « regarder en face notre bilan » pour tirer de ses « éléments très factuels » des « leçons » et « changer de logiciel ». Ce regard en arrière force les politiques à se questionner eux-mêmes. Au bout de 25 ans, l’Accord de Nouméa n’est pas parvenu à outrepasser le « clivage politique » paralysant qu’il « a paradoxalement contribué à entretenir » par des « consultations binaires », conclut le document.

Au bout du tunnel, pas de destin commun, de drapeau, de projet de nom. L’hymne est très peu utilisé. La citoyenneté ne se résume qu’au corps électoral. « Aucune majorité qualifiée n’a émergé des consultations », indique le rapport. Bref, si la société tisse « (lentement) des liens personnels et sociaux croissants entre communautés », la politique entretient la binarité.

Brice Bacquet

Que dit l’audit de la décolonisation ?

« D’après tous les critères fixés par l’ONU, nous sommes en situation de décolonisation », affirme Sonia Backes. Après la restitution de l’audit de décolonisation, les non-indépendantistes du Rassemblement et de la majorité présidentielle ont demandé que « la Nouvelle-Calédonie soit sortie de la liste des pays à décoloniser ».

La liste des territoires non autonomes, gérée par le Comité spécial de la décolonisation des Nations unies (C24), comporte 17 noms, dont la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie.

Le FLNKS pense que le territoire y a toujours sa place. Les indépendantistes, qui avaient réclamé l’audit depuis 2020, regrettent qu’il ait été réalisé par le cabinet international Roland Berger, plutôt que par des « experts de la décolonisation ». « L’État a missionné celui-là avec beaucoup de retard », rappelle Victor Tutugoro.

L’audit fait un bilan des mesures prises par l’État pour accompagner « le processus de décolonisation eu égard au droit international ». Il se base sur sept critères : libre choix du statut, du développement culturel, économique et social, maîtrise des ressources naturelles, non-recours à la force, coopération internationale, flux migratoire et élimination du colonialisme. Dans ses conclusions, le rapport souligne le processus entamé vers un nouveau statut « librement décidé » après trois consultations, la collaboration de l’État et les tentatives pour rattraper, sans effacer, les inégalités entre communautés.

Il est maintenant nécessaire, est-il noté, de « concrétiser et d’accélérer collectivement cette trajectoire, à travers la mobilisation de toutes les parties prenantes », politiques ou non.

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