Derrière Tchia se cache notamment le Calédonien Philippe Crifo, directeur du jeu et cofondateur du studio Awaceb en 2016, avec son ami d’enfance Thierry Boura. La sortie mondiale, le 21 mars, signe la concrétisation de plus de quatre ans de travail et l’envie de « sortir le meilleur jeu possible ».
DNC : Stress, inquiétude, soulagement, satisfaction… Qu’est-ce que vous ressentez à l’approche de la sortie du jeu ?
Philippe Crifo : Un peu tout ça mélangé. On met les dernières petites touches, il y a la pression de sortir le meilleur jeu possible. Et on se sent reconnaissants d’avoir pu l’annoncer lors d’un gros événement réalisé par Sony, il y a quelques semaines. C’est assez fou pour nous, en tant qu’anciens enfants et joueurs de PlayStation.
Que la Nouvelle-Calédonie soit la toile de fond était voulue dès le départ ?
On voulait montrer nos racines à travers le nom du studio, cela nous a fait réaliser qu’on était attaché à ce pays. On s’est demandé ce qu’on avait à apporter au monde du jeu vidéo, et on s’est rendu compte que la culture calédonienne, nos origines et l’enfance qu’on a passée sur cette île nous ont vraiment façonnés et qu’on avait une histoire à raconter.
Comment est née et s’est construite l’histoire justement ?
C’était une des priorités : elle a servi de squelette pour le reste. On l’a fait lire et traduire en drehu par des gens du pays afin d’avoir un regard sur la justesse et la légitimité de ce qui était raconté. Cela nous a permis de faire des ajustements. On voulait être sûrs que cela résonne avec les Calédoniens, mais pas seulement, parce qu’on a essayé de faire un jeu universel.
Et puis quand on a commencé à faire les croquis d’un personnage, on s’est dit, avec Théo Quillier, artiste 3D, que ça pourrait être chouette si c’était une petite fille, ça fonctionnait bien avec le ton du projet.
Tchia s’adresse à tous, autant aux joueurs débutants que confirmés ?
Le jeu offre des mécaniques qui vont plaire aux habitués, mais thématiquement et en termes de narration, je pense que c’est accessible à des gens qui ne connaissent pas le jeu vidéo, ou à des parents qui veulent jouer leurs enfants. C’est également un jeu qui se prête bien au partage, il est aussi agréable à jouer qu’à regarder parce qu’il est contemplatif, visuel et immersif.
Qu’est-ce qui le différencie ?
Il y a des mécaniques spécifiques. Par exemple, beaucoup de jeux ont tendance à faciliter les déplacements et la navigation. Nous, on a fait un choix différent, on a réduit le nombre d’indications données au joueur sur son emplacement afin de l’inciter à explorer par lui-même. Après, il y a le « soul jumping », le pouvoir de contrôler n’importe quel animal ou objet. Et il y a très peu de combat, on utilise davantage ses pouvoirs pour s’évader que pour se battre.
Vous y avez toujours cru ou est-ce qu’il y a eu des moments de doute ?
L’équipe a toujours cru au projet global et on était assez confiants sur le fait d’y arriver, même si cela a été un vrai challenge. Après, au quotidien, il y a forcément des problématiques, que ce soit dans les choix de game design, de visuel, de narratif, etc. Des défis en termes de casting, parce qu’on a casté tout le monde en Nouvelle-Calédonie.
Il fallait trouver des comédiens, professionnels ou non, qui soient capables de tenir les rôles. C’est toujours plus compliqué qu’on ne le pense au départ.
Vous passez toutes vos journées avec Tchia depuis plus de quatre ans…
Oui, c’est un projet qui demande beaucoup de temps, qui nous a fait voyager dans le monde, on est venu en Nouvelle-Calédonie plusieurs fois. La vie s’est mise un peu en orbite autour, mais les retours sont suffisamment gratifiants pour qu’il n’y ait pas de frustration. C’est une aventure éprouvante et difficile, mais dont on va être fiers et se souvenir toute notre vie.
Cela vous est-il arrivé d’en avoir marre ?
(Rires). On en a marre tous les jours parce que ce n’est pas facile. On a une idée, mais pour la réaliser, c’est incroyablement compliqué et chaque petite chose demande infiniment plus de temps et d’effort qu’elle ne va apporter en termes de retour au joueur.
Faire un jeu vidéo, c’est très long et fastidieux, mais la clé, c’est tous les jours, quand on éteint l’ordinateur et qu’on revient à la vie normale, de prendre un peu de recul et se dire : le jeu en vaut la chandelle.
Comment vivez-vous le soutien des Calédoniens ?
Quand on nous dit, « c’est dingue de voir mon pays représenté comme ça », ça fait plaisir et c’est touchant. Et il y a des moments marquants. Quand la bande annonce avec des passages en drehu est révélée et que 80 millions de personnes regardent, on ressent une certaine fierté parce que sans cela, seule une infime partie d’entre elles aurait entendu parler de cette langue.
Avez-vous l’intention de venir bientôt ?
J’aimerais beaucoup, pour célébrer ça, mais ça va être difficile parce que la sortie du jeu nécessite un suivi. Il faut être sur place pour fixer les bugs en urgence s’il y en a, on va être très occupés.
Il sera toujours question de la Nouvelle- Calédonie dans votre prochain jeu ?
On essaie de préserver l’ADN d’Awaceb, on ne veut pas oublier le lien avec la Nouvelle- Calédonie du jour au lendemain, tout en ouvrant des portes sur des choses différentes et plus ambitieuses. On a créé une équipe internationale et on a envie qu’elle se reconnaisse dans ce qu’on fait. Il y a un juste milieu à trouver.
On est très impatients de commencer quelque chose de nouveau, on a la chance d’avoir des partenaires qui croient en nous et dans le potentiel du studio, que Tchia soit un succès ou pas.
Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat
Photos : © Awaceb
Une passion d’enfant devenue métier
« J’ai toujours adoré la création, le fait de raconter des histoires, que ce soit par le dessin, la bande dessinée ou les courts métrages. » C’est par ce biais-là que Philippe Crifo se lance vraiment. Lycéen, il en réalise plusieurs avec un ami qui sont primés à La Foa.
Le jeu vidéo est très présent dans sa vie, mais en tant que loisir. La programmation et le codage lui semblent abstraits. « Je prenais ça un peu comme de la magie et je n’avais jamais imaginé pouvoir en faire. » À 18 ans, Philippe Crifo part poursuivre ses études en Métropole, à Nice, où il intègre une école de cinéma d’animation.
C’est en recevant son diplôme trois ans plus tard qu’il réalise que sa vraie passion est le jeu vidéo. « C’était en fait plus par manque de connaissances techniques que j’étais dans le cinéma. Je me suis dit, “c’est trop bête, il faut faire quelque chose”. » Il propose à son ami d’enfance Thierry Boura, programmeur, de tenter l’aventure avec lui. « On a construit notre passion du jeu ensemble, puis on a suivi des voies complémentaires, lui technique et moi artistique. On s’est rendu compte qu’on avait les compétences pour faire du jeu vidéo. »
Un studio en plein essor
Ils créent une petite structure indépendante qui deviendra Awaceb en 2016 pour commercialiser leur premier jeu, Fossil Echo, « un tour de chauffe » financé par leurs économies et l’aide de leurs proches. L’objectif était de « se prouver qu’on était capables de le mener à bien avant de se lancer dans un projet plus ambitieux ».
Mission accomplie. Philippe Crifo et Thierry Boura passent à l’étape suivante : la professionnalisation. L’idée de Tchia germe. En 2018, ils développent un prototype qu’ils envoient à plusieurs éditeurs à travers le monde et s’associent à un fonds de financement dédié aux jeux indépendants, Kepler International. Il y a quelques mois, Awaceb, qui emploie neuf personnes, quitte Bordeaux – « on commençait à se sentir un peu à l’étroit » – pour Montréal « afin d’évoluer dans un milieu plus vivant », et ambitionne de recruter pour son prochain projet