Violences conjugales « Des moyens derrière les promesses »

Les autorités ont restitué, samedi, les conclusions des travaux menés depuis deux mois dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales, initié par l’État et décliné au niveau local. Les professionnels sociaux et les associations saluent les engagements, mais s’inquiètent de savoir si les moyens seront vraiment à la hauteur des ambitions.

Des milliers de femmes ont manifesté à travers le monde, le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Un fléau que connaît trop bien malheureusement la Nouvelle-Calédonie avec des chiffres record. Ici, une femme sur quatre a subi une agression physique ou sexuelle, 22 % des brutalités physiques, 9 % des tentatives de viol ou des viols, une sur huit des attouchements sexuels, tentatives de viol ou viols avant l’âge de 15 ans. La réalité est probablement bien plus terrible. Ces chiffres datent de 2003.

Comme ailleurs, la plupart des faits se produisent dans la sphère familiale, dans le couple, avec une forte incidence de l’alcool. On sait qu’une femme sur cinq subit les coups de son conjoint ou ex-conjoint (données : Cese 2017). En 2018, 1 233 plaintes ont été enregistrées pour violences conjugales. Les jeunes femmes de moins de 25 ans sont les plus vulnérables. En 2019, Corinne 18 ans, et Maureen, 29 ans, ont été assassinées au Mont-Dore et à Houaïlou par leurs compagnons. Plus récemment, une autre femme d’une soixantaine d’années a péri sous les coups d’un ami de la famille à Azareu.

Les violences intrafamiliales ont progressé de près de 15 % depuis le début de l’année. Sachant que face à toutes ces brutalités, peu de plaintes sont déposées. Le gouvernement local parle d’une « forte occultation », d’une « forte banalisation » et d’un « niveau de dénonciation faible ». La cruauté des comportements, les tortures, tristement relatées dans les commissariats ou au tribunal, sont trop peu intégrées… Plus largement se pose la question de la place des femmes dans notre société, avec notamment une sous-représentation dans tous les postes décisionnaires.

Réflexion

Cette triste réalité – qui ne date pas d’hier – n’a jamais suffisamment mobilisé dans les hautes sphères pour changer les comportements. Mais le mouvement international #Me Too a apporté une nouvelle énergie, la parole s’est libérée. Dans cette mouvance, la France a décidé de s’attaquer aux violences conjugales. À l’échelle nationale, une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son conjoint. Un Grenelle a donc été lancé, début septembre, dans tous les territoires dans l’objectif de prendre des engagements concrets et collectifs pour mieux prévenir, protéger et punir avec des mesures en adéquation avec les réalités du terrain.

En Nouvelle-Calédonie, ce Grenelle a réuni les élus, les forces de l’ordre, les institutions judiciaires et éducatives et les associations. Trois ateliers ont mobilisé près de 120 participants sur trois thèmes : la protection des femmes, le parcours de la victime, la prévention et la gouvernance. 90 pistes d’amélioration ont été proposées. En voici quelques-unes.

Gouvernement

Le gouvernement, sous l’impulsion d’Isabelle Champmoreau, en charge de la lutte contre les violences intrafamiliales, et du président, Thierry Santa, a décidé de faire de la lutte contre les violences faites aux femmes, la grande cause de cette mandature 2019-2024. L’État et la justice se sentiront moins seuls. Un haut conseil pour l’élimination des violences faites aux femmes va être créé et aura pour ambition de proposer au Congrès un plan d’action à l’échelle du territoire, avec une mutualisation des efforts entre toutes les institutions. Alors que l’enquête Virage n’a jamais pu voir le jour, l’exécutif annonce le déroulement d’une étude statistique « Cadre de vie et sécurité » par l’Isee, en 2021, cofinancée par l’État. Dix millions de francs devront y être proposés au Congrès au nom du gouvernement pour sa phase préparatoire. Le gouvernement s’engage par ailleurs à « sacraliser » les subventions allouées aux associations et de travailler désormais sur des engagements pluriannuels. Le soutien financier au DAV du Médipôle, le centre d’accueil multidisciplinaire des victimes, dont l’équipe doit être renforcée début 2020, sera maintenu.

L’exécutif réfléchit, avec l’OPT, à la création d’un numéro unique d’urgence. Il entend par ailleurs développer un véritable réseau d’hébergements d’urgence et la prise en charge des nuitées d’hôtel quand ceux-ci sont inexistants. Il est aussi toujours envisagé de créer un centre d’hébergement d’urgence et de suivi des agresseurs.
Sont prévues, par ailleurs, de larges campagnes d’information (sur les ravages de l’alcool, l’importance de porter plainte, etc.), la création d’un site internet dédié et de documents sur les différents dispositifs et partenaires pour les professionnels et le public. Un minibus sillonnera le territoire pour faire de la prévention.
En milieu scolaire, le gouvernement plaide pour la promotion de l’égalité entre les sexes dès le primaire, des « modèles féminins » et la mise en place du « brevet contre la violence » imaginé au niveau national.

État

Conformément à l’engagement pris par le Premier ministre lors du lancement du Grenelle, l’État s’engage à réévaluer et améliorer l’accueil dans les brigades de gendarmerie et les commissariats. Un plan sera présenté d’ici la fin de l’année. Le haut-commissariat veillera à la réunion bimensuelle de la nouvelle cellule opérationnelle dédiée à la prise en charge des victimes.

La saisie administrative des armes à feu en cas de violence conjugales va être accélérée. 24 personnes ont déjà été concernées en 2019. L’État va soutenir financièrement les projets relevant des collectivités locales : le minibus de prévention, les places en hébergement d’urgence en province Sud et probablement, l’enquête « Cadre de vie et sécurité ».

Le soutien de l’État en matière de lutte contre les violences faites aux femmes en 2019 s’élevait à 21,5 millions de francs. Laurent Prévost, le haut-commissaire, a promis que les financements en ce sens seraient priorisés. Il a enfin appelé à une prise de conscience collective appelant notamment à la responsabilité des coutumiers et des autorités religieuses.

Justice

La justice a officialisé samedi, la mise en service du TGD, Téléphone grave danger, avec l’État et l’OPT. Un téléphone mobile pourra dès à présent être fourni aux victimes qui se sentent en danger. Un bouton d’urgence renverra vers un service d’assistance accessible 7j/7 et 24 h/24 avec géolocalisation automatique et immédiate.

Il est également question d’expérimenter, en Nouvelle-Calédonie, le dispositif anti- rapprochement, prévu en 2020 en Métropole. Ce bracelet permet de géolocaliser et de maintenir à distance les conjoints ou ex- conjoints violents par le déclenchement d’un signal, avec un périmètre d’éloignement fixé par un juge.

Il s’agirait aussi de développer les ordonnances de protection, de réfléchir à la possibilité de permettre aux Calédoniennes de pouvoir faire des pré-plaintes en ligne, de diminuer voire d’abandonner la pratique des mains courantes, de prévoir des « parcours fléchés » de la victime, de développer les alternatives aux poursuites dans le Nord. La justice souhaite par ailleurs favoriser la révélation des faits par le milieu médical, jugée insuffisantes jusqu’à présent. Des actions de formation du personnel des hôpitaux, des dispensaires, des libéraux sont envisagées ainsi qu’une convention avec le Médipôle. Il s’agira aussi de réfléchir sur le plan pénal au statut de l’enfant témoin de violences : il pourrait être aligné à celui d’enfant victime pour que les auteurs répondent également aux préjudices causés aux enfants.

Province Sud

En 2020, la province Sud, sous la houlette de Gil Brial, deuxième vice-président en charge de la condition féminine, va proposer une nouvelle offre d’accueil d’urgence à Nouméa. La collectivité va mettre sur pied un foyer d’urgence pour les femmes et leurs enfants complétant l’offre actuelle. Le bâtiment doit d’abord être rénové et aménagé. Il pourra accueillir 18 personnes dès 2020.

La province va aussi proposer un accueil en appartement « relais », sécurisé, pour les familles ne souhaitant pas être en foyer ou n’ayant plus besoin d’un tel accompagnement social. Elles seront prioritaires pour intégrer des appartements loués par la province dans le parc des logements sociaux (notamment les logements vides de la Sic) ou privés. Elle prendra en charge les loyers, les charges d’eau, d’électricité et le mobilier complet, ainsi qu’un kit d’arrivée. Cinq appartements seront loués à titre expérimental, puis si le dispositif fonctionne, dix logements seront réservés à ces familles.

La province veut aussi s’attaquer aux causes de la violence et changer en particulier les mentalités sur l’alcool par des actions de communication. L’addiction à l’alcool multiplie par trois les risques pour les femmes de se faire violenter. La mission à la condition féminine aura pour axe prioritaire de faire la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Enfin, l’exécutif provincial lancera en 2020 un appel à projets pour promouvoir la reconnaissance de la place de la femme à travers l’enseignement. « De la même manière que nous apprenons aux enfants que ce n’est pas la route qui tue, il faut leur apprendre que rien ne justifie que les femmes soient battues », a conclu Gil Brial.

Sénat coutumier

Le président du Sénat coutumier, Hippolyte Sinewami Htamunu, a souligné que les actes de violences envers les femmes en tribu étaient « nombreux et inadmissibles ». Il a rappelé le caractère « sacré » de la femme comme « socle de la vie » et condamné toutes formes de violences à leur égard.

Une réflexion doit être engagée entre les autorités coutumières et les différentes institutions sur les spécificités de l’accompagnement des victimes vivant en tribu. On sait maintenant que cinq familles d’accueil et transporteurs ont été localisés et que 16 personnes ont été formées en novembre sur les aires Iaaï, Drehu, Negone et Xaracuu. Il s’agira de couvrir toutes les aires coutumières. Un travail important doit être mené pour veiller à la protection des accueillants. Plus de 13 millions de francs ont été dédiés à ce dispositif dans le cadre du plan territorial de prévention de la délinquance. On sait, par ailleurs, que les permanences d’accès au droit se développent sur le territoire notamment par le biais de la Case juridique kanak pour les femmes relevant du droit coutumier.

Basile Citré, pour la province des Îles a indiqué que le partenariat avec le Sénat coutumier était indispensable. La collectivité s’est aussi engagée à « bannir et exclure toutes formes de violences dans les familles ».

Congrès

Roch Wamytan, président du Congrès, a plaidé pour une étude pluridisciplinaire qui permettrait définir les « causes du mal » plutôt que de « cautériser une jambe de bois ». Il a ajouté que le vœu en faveur de l’amélioration de la condition féminine sous toutes ses formes, porté lors de l’ancienne mandature, serait remis à l’ordre du jour. Il vise à accélérer le volontarisme des pouvoirs publics en la matière.


Un engagement de tous

Les autorités de l’État, de la justice, du Congrès, du gouvernement, des provinces, du Sénat coutumier, du Cese, du vice-rectorat, les députés, les maires et l’Université ont signé samedi une charte d’engagement pour lutter contre les violences faites aux femmes et promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes. Cette charte les engage à mettre en œuvre des mesures exemplaires dans leurs domaines de compétences et à contribuer à l’élaboration d’un plan d’action à l’échelle de la Nouvelle- Calédonie.


Dans les entreprises aussi…

Le gouvernement souhaite aussi agir dans les entreprises, en formant des référents. Une réflexion doit être engagée avec les partenaires sociaux contre les violences au sein des entreprises. En Nouvelle-Calédonie, l’écart moyen de rémunération entre les hommes et les femmes frôle les 18 %. Les femmes font aussi l’objet de violences dans le milieu professionnel. La Direction du travail et de l’emploi est en train d’élaborer un avant-projet de loi sur l’égalité réelle en milieu professionnel. Il s’agira de lutter contre les discriminations, le sexisme, les stéréotypes de genre et de promouvoir le principe d’égalité. Un plan d’action pourrait inclure une journée de prévention, la mise à disposition d’outils d’évaluation de l’égalité professionnelle en entreprise, un label égalité professionnelle et, pourquoi pas, cette idée de diffuser au public les informations sur l’égalité professionnelle par entreprise comme cela se pratique, par exemple, en Australie…


Des moyens pour le « droit à la liberté »

Une centaine de femmes ont manifesté, lundi matin, à Nouméa, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, répondant ainsi à l’appel du collectif Femmes en colère. Une délégation a été reçue au gouvernement, au Congrès et au haut- commissariat de la République où les engagements pris lors du Grenelle ont été rappelés. Fara Caillard, responsable du collectif, souhaitait faire part de ses inquiétudes. « Nous avons participé à la restitution des ateliers et nous sommes assez satisfaits parce qu’on a vu que l’ensemble des responsables se sentent aujourd’hui concernés par cette problématique. C’est une première et c’est ce que nous demandions depuis plusieurs années. On a aussi retrouvé beaucoup de nos propositions, comme l’éviction du conjoint, le bracelet d’éloignement, le Téléphone grave danger, la loi cadre, les refuges d’urgence notamment le week-end… Maintenant, nous n’avons pas de lecture visible sur le financement. On se demande comment, en situation de restriction budgétaire, nous allons financer tout cela. Cela nous inquiète au plus haut point. Il faut démontrer que les propositions peuvent être financées ! »

Cette marche visait aussi, comme chaque année, à sensibiliser l’opinion. Dans le cortège, figuraient les familles de Corinne et Maureen, assassinées. Marie, la maman de Corinne, continuera de se mobiliser pour alerter sur ces drames. « Ma fille n’a pas pu être sauvée ou suivie correctement. Il faut que les choses changent et les mentalités aussi. Il faut se réveiller parce que ça arrive maintenant aussi dans les plus jeunes générations. Ce que je veux dire, c’est que nous, les femmes, avons aussi le droit à la liberté ».

C.M.