Un médecin de Calédonie dans l’enfer de Gaza

Chirurgien orthopédiste au CHT, François Jourdel, habitué des missions de Médecins sans frontières depuis près de 25 ans, revient d’un mois à Gaza avec l’association humanitaire. Pénuries de matériel, hôpitaux surchargés, bombardements, blessés, il témoigne de cette « catastrophe ».

Afghanistan, Pakistan, Yémen, Timor, Libye, Jordanie… Des missions avec Médecins sans frontières, François Jourdel en réalise depuis 1997. Gaza, c’est la première fois. « J’ai dit oui tout de suite. » Le médecin monte dans l’avion lundi 6 novembre. Sa mission : chirurgie plastique et reconstructrice.

Quelques jours plus tard, l’équipe constituée de 15 personnes (coordinateur médical, réanimateur, anesthésiste…) de huit nationalités, après avoir été refoulée deux fois, parvient à rentrer dans Gaza et atteindre l’hôpital Nasser, au sud, à Khan Younès. Une attente « frustrante » laisse place à une forme de « soulagement ». « On se dit qu’on n’a pas fait tout ce chemin, l’avion, la voiture, les checkpoints, les heures au soleil, pour rien. On va pouvoir aider. »

À peine une quinzaine de minutes plus tard, « bam », une grosse détonation retentie. Elle sera suivie d’une autre, puis une autre. En continu. « On se rend compte très vite de la catastrophe. » Si le bombardement se produit à proximité de l’hôpital, une cinquantaine de personnes peuvent affluer d’un coup, « des polytraumatisés, des brûlés, c’est la folie ». « En termes de chaos au niveau médical, on ne peut pas faire pire », lâche François Jourdel.

« En termes de chaos au niveau médical, on ne peut pas faire pire »

La structure manque de tout. Eau, électricité, matériel, bétadine, analgésiques et surtout, de lits, submergée par les patients. Alors quand il s’agit de nettoyer un brûlé, la même compresse est utilisée pour tout le corps. Les tulles gras, qui coûtent plus cher et favorisent la cicatrisation, sont gardés pour ceux qui ont le plus de chance de s’en sortir. « Beaucoup sont laissés pour compte. »

« SOUFFLER UN PEU »

Les bénévoles de MSF trouvent le personnel soignant palestinien, sur le front depuis plus de deux mois, exténué. « Ils travaillent non-stop, n’ont bien souvent pas grand-chose à manger, ont pour certains été évacués de leur habitation, vivent à l’hôpital, s’entassent à plusieurs dans des appartements de la famille ou sont dehors sous des bâches. »

Les docteurs sont accueillis « à bras ouverts ». Ils représentent un répit – « cela va leur permettre de souffler un petit peu et de prendre plus de temps pour leur famille » – l’avitaillement de tonnes de matériel, mais aussi une sorte de protection. « Ils se disent qu’avec nous, ils ne vont pas être bombardés. »

Le quotidien de François Jourdel tient en un mot : opérer. Au bloc, de 8 heures à 17 heures. Avant de retourner à la maison, essayer de grapiller quelques heures de sommeil. Les nuits sont courtes, sur un petit matelas par terre, accompagnées par les explosions. « On s’y habitue, et puis on est tellement fatigués qu’on dort. »

Parfois, les détonations sont proches, « on est réveillés, les vitres tremblent, on sent l’effet de souffle et on sort tous ». Parmi ces bombes, une va tuer deux de ses collègues, un chirurgien et un infirmier palestiniens. Et beaucoup de jeunes. « Ce ne sont pas des tirs sélectifs. Sur les gens qu’on a soignés, 25 % ont moins de 10 ans, environ la moitié moins de 18 ans, à peu près autant d’hommes que de femmes et aussi des personnes âgées. » François Jourdel côtoie la misère et la détresse. « On est avec des gens qui souffrent tellement. »

L’équipe de MSF apporte un grand soutien au personnel sur place. DR

« J’ÉTAIS IMPUISSANT »

L’équipe de soignants, soudée, se serre les coudes pour affronter les moments les plus difficiles. « On a tous un peu craqué. » Pour François Jourdel, cela
se produit un jour après une dizaine d’opérations, alors qu’il s’apprête à rentrer. Une « déflagration énorme » éclate. Un quart d’heure après, les ambulances arrivent « à fond » et déposent les blessés dans un flot ininterrompu.

« Je vois deux de mes collègues essayer de sauver la vie d’un gamin qui est en train de mourir, je vais voir ce que je peux faire. » Un papa approche. Dans ses bras, un enfant, la tête en arrière les yeux grand ouverts, pleins de poussière. « J’ai à peine le temps de lui dire que malheureusement il est mort, qu’on m’en apporte un deuxième. Il se trouve que c’est aussi son enfant, qu’il est décédé et sa femme également », raconte François Jourdel.

Il n’est alors plus le médecin de MSF mais un père. Il ne se sent pas à sa place. « Ce n’est pas mon métier, moi je suis chirurgien orthopédiste plastique, je répare les membres. Quand je suis dans mon domaine d’action, je me concentre, mais là, le fait de vivre l’explosion en direct et de voir ces enfants, on est complètement démuni, on ne peut rien faire, c’est 30 blessés ou morts en même temps dans une ambiance complètement électrique, ça pleure, ça crie… j’étais impuissant. »

Ces images, François Jourdel les revoit encore. La sensation d’oppression. « On a envie, parfois, d’avoir une autre vision que des ruines et des corps brûlés. » À la fin de sa mission, les attaques israéliennes gagnent Khan Younès, jusqu’alors considérée comme plutôt « sûre ». « On a dû quitter l’hôpital deux jours avant la fin de notre contrat et on s’est réfugiés sur la plage, à côté, attendant l’autorisation pour sortir de la bande de Gaza. »

Propos recueillis par A.-C.P.

Les seuls trajets réalisés le sont en voiture, le matin pour se rendre à l’hôpital et le soir pour retourner au logement, situé à quelques kilomètres. « On part et on revient ensemble parce qu’il ne faut pas se disperser. » (F.J.)

« Le plus dur, c’est pour ceux qui nous voient partir »

François Jourdel a pu notamment partir grâce à ses collègues du CHT, explique-t-il, qui ont accepté de compenser son absence par une surcharge de travail. « À l’unanimité, ils m’ont dit, “si tu veux y aller, vas-y, on va se débrouiller”, “c’est un peu notre part d’aide pour Gaza en reprenant ton travail”. Les secrétaires, les infirmières, les médecins… Ça m’a fait chaud au cœur. » La famille et les proches doivent aussi gérer un départ soudain dans une zone particulièrement risquée. « Le plus dur, c’est pour ceux qui nous voient partir et qui sont dans l’angoisse de recevoir un message, des nouvelles, parce qu’on ne peut pas toujours en donner. Surtout pour mes filles qui ont pleuré. »