Paul Fizin : « Dépasser cette question binaire sera difficile »

Afin de comprendre les tenants du scrutin du 4 octobre, nous avons interrogé Paul Magulue Fizin, docteur en histoire contemporaine et responsable documentaire de l’Académie des langues kanak. L’occasion de revenir sur ce rendez-vous qui ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie.

DNC : De manière générale, quel est votre regard sur ce scrutin ?

Paul Fizin : Je dirais qu’il nous apporte trois principaux enseignements. Le premier, bien évidemment, c’est que le non sort gagnant de cette élection. Le deuxième enseignement notable, c’est la progression du oui et, à l’intérieur de cette progression, le fait que dans certaines communes, les Kanak ont dépassé leur base électorale. Comme l’ont montré les dernières études, notamment celle de Pierre-Christophe Pantz sur la corrélation entre l’électorat kanak et le vote indépendantiste, le vote en faveur du oui dépasse le simple vote kanak. Le troisième enseignement que je tire, c’est que les résultats de ce scrutin vont définir le contexte et le cadre des deux ans à venir, jusqu’à la prochaine consultation. C’est important parce que cela peut dessiner de nouveaux équilibres institutionnels. Une fois que l’on a dit que le oui progressait, la question qui se pose est : quelles seront les stratégies des indépendantistes pour maintenir cette dynamique ? Est-ce que cette stratégie passe par les institutions ? Si la réponse est oui, nous avons de fortes chances d’assister à des bouleversements dans les temps à venir.

C’est-à-dire que le gouvernement pourrait chuter afin de permettre la désignation d’un président indépendantiste ?

C’est une possibilité à envisager fortement. Les indépendantistes vont tout d’abord continuer à travailler sur la question des abstentionnistes. Il s’agit d’un travail sur les listes électorales. Ils auront ensuite à convaincre les autres communautés. Et quand je parle des autres communautés, ce sont surtout ceux qui peuvent permettre de faire la différence, en particulier les Océaniens. Ils peuvent également s’adresser aux Européens, mais plutôt des classes intermédiaires et peu favorisées. Ils ont enfin un travail important à réaliser sur la représentation mentale. Le fait qu’il n’y ait plus eu de gouvernement présidé par un indépendantiste depuis Jean-Marie Tjibaou (le responsable indépendantiste a été vice-président du douzième conseil de gouvernement, du 18 juin 1982 au 6 septembre 1984) constitue une difficulté pour les indépendantistes. La population n’a pas de représentation d’un pays qui puisse être gouverné par les indépendantistes. Toucher les représentations pourrait favoriser le oui en modifiant les mentalités et encourager les indépendantistes à assurer la présidence du gouvernement.

Vous expliquez que le oui dépasse la simple base électorale de la communauté kanak. Est-ce nécessairement un vote d’adhésion aux projets portés par les indépendantistes ?

Personnellement, je serais très prudent sur ce sujet. Je pense qu’il y a plusieurs facteurs qui expliquent la progression du oui. Il faut d’abord se remettre dans le contexte de la Covid-19. Pendant la crise, il y a eu de fortes tensions, notamment avec la présidente de la province Sud qui a déclaré que les coutumiers devaient rester à leur place. Elle a oublié qu’une partie de son électorat loyaliste est kanak. Cela a pu jouer en défaveur du non. De manière générale, les lignes sont en train de bouger. Il conviendrait de réaliser des études sérieuses et appuyées pour le démontrer. Le oui, quelque part, est une manière de rejeter le modèle actuel dans lequel la population ne se reconnaît pas. Pour moi, ce n’est donc pas nécessairement un oui aux différents projets.

Selon vous, la progression du oui serait donc en grande partie liée à l’état de
la société calédonienne et des fortes inégalités qui la caractérisent ?

Je pense que notre modèle de société est arrivé au bout de ses limites. Les accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa représentent une période de 30 ans. Aujourd’hui, on peut légitimement se poser la question de savoir combien de médecins ont été formés, combien d’avocats ? Est-ce que l’ascenseur social est toujours en état de fonctionnement ? Est-ce que l’école répond aux grands enjeux de la société calédonienne ? Est-ce que son modèle prend suffisamment en compte la culture kanak ? À ces questions, on a presque systématiquement des réponses du type « oui, mais » ou « partiellement ». Les progrès à faire sont immenses et il y a ce sentiment que cela ne va pas assez vite.

Cette consultation a-t-elle conforté chaque camp dans ses positions ou rebat-elle les cartes du monde politique calédonien ?

Elle rebat clairement les cartes. Lors du premier référendum, les sondages prédisaient un vote massif en faveur du non, de l’ordre de 70 % et de 30 % pour le oui. Les résultats que l’on connaît sont ensuite tombés, mais jusqu’au deuxième référendum, on avait encore un doute quant à qui profiterait l’abstentionnisme. Chacun spéculait sur son réservoir électoral. Aujourd’hui, on ne peut plus tenir ce genre de discours parce que la participation est en hausse et elle légitimise, quelque part, la progression du oui. Ce troisième référendum est parti pour être plus ardu. Les partisans du oui et du non vont devoir aller convaincre les autres. Si le non a remporté la majorité, il est loin d’être massif, malgré les discours de peur d’un marasme économique. Les discours catastrophistes n’ont pas incité la population à voter massivement pour le non.

Quelle a été la place de l’Église dans les campagnes ? Est-elle importante ?

L’Église, en Calédonie peut-être plus que dans d’autres régions de France ou de Navarre, a un rôle particulier de par l’histoire du territoire, le fait qu’elle ait joué le rôle d’ascenseur social chez les Kanak et qu’elle ait une parole qui compte. Dans quelle mesure cette parole est importante, je ne pourrais pas le dire, mais disons que la parole de l’Église compte et elle a diffusé son message dans la société à travers un réseau de paroisses et de temples en faveur de l’indépendance, elle a travaillé les mentalités et les représentations. C’est un des facteurs.

Aujourd’hui, nous avons un camp indépendantiste, qui estime avoir gagné, et un camp loyaliste, qui estime aussi avoir gagné. Le dialogue dont il est question est-il abordé dans de bonnes dispositions ?

Cela va être difficile. Le camp loyaliste estime avoir gagné, car il a remporté la majorité à ce scrutin, cependant, les partisans du oui estiment, eux aussi, avoir gagné. Comme l’a montré Pierre-Christophe Pantz, il y a un lien entre le vote indépendantiste et le vote kanak, mais il faut le voir au regard du droit international, je pense notamment à l’ONU et au droit des peuples à disposer d’eux- mêmes. Les résultats montrent que l’on a une majorité de oui pour l’indépendance chez les Kanak et je pense qu’au niveau international, cela joue beaucoup plus que si seulement 20 % de la communauté souhaitaient l’indépendance. Il y a quelque part une forme de légitimité dans un contexte historique de décolonisation. Cette victoire du oui, elle a plusieurs valeurs. Elle a tout d’abord été largement soutenue par l’électorat kanak. Elle a ensuite su convaincre, au-delà des Kanak, certes modestement, mais elle est parvenue à faire bouger les lignes.

Et il ne faut pas oublier le contexte de la Nouvelle-Calédonie depuis Pierre Messmer qui avait encouragé l’immigration au travers d’une fameuse lettre et cette lettre est ressortie sur les réseaux sociaux, comme un rappel pour les électeurs kanak. Le rapport à l’histoire des Kanak est intéressant parce que c’est une continuité. On entend des leaders indépendantistes dire « nous sommes colonisés depuis 163 ans, etc. » alors qu’ils ont la cinquantaine. C’est intéressant que cette longue histoire de la colonisation soit portée dans les mentalités et que ces leaders en soient les héritiers. Ils ont donc un devoir de poursuivre la lutte. Au contraire, les loyalistes, eux, ne s’estiment pas responsables de la colonisation et pensent qu’il n’y a pas de continuité entre ceux qui ont planté le drapeau français à Balade et ceux qui doivent désormais décoloniser.

Au regard de l’histoire justement, existe- t-il un risque de revenir sur l’accord de Nainville-les-Roches qui a permis d’élargir le corps électoral aux autres communautés avec la reconnaissance des victimes de l’histoire ?

Je ne pense pas. Pour remporter le scrutin, les partisans du oui ont besoin de convaincre les autres. Dénigrer Nainville-les-Roches risque de compliquer les choses. Tout sera une question d’équilibre. On le voit, la question de la citoyenneté nous parle de ça, c’est-à-dire qui est citoyen de la Nouvelle- Calédonie ? Pour moi, on va davantage assister à un renforcement de la réflexion sur la citoyenneté. C’est pour cela que l’ouverture du corps électoral reste une question centrale qui cristallise toutes les passions. On sait très bien qu’il y a une corrélation entre les ethnies et le vote indépendantiste ou loyaliste. L’ouverture du corps électoral revient à bouleverser les équilibres qui ont été construits et les efforts consentis par chacun pour signer les accords de Matignon- Oudinot et de Nouméa qui ont été rendus possibles par Nainville-les-Roches.

Est-il possible aujourd’hui de dépasser cette question binaire ?

Dépasser cette question sera difficile parce que c’est devenu un élément constitutif de la société calédonienne depuis le premier référendum. Avant celui-ci, on aurait pu trouver un accord comme on l’a fait pour l’Accord de Nouméa et par un tour de passe- passe, on aurait pu éviter la situation actuelle. Mais à partir du moment où l’on a fait le premier référendum, la société calédonienne est devenue profondément binaire, duelle. Tant le camp du oui que du non ont besoin de se draper d’une nouvelle légitimité pour aborder le futur et définir un nouveau rapport de force en vue des prochaines discussions. On ne peut pas dire aujourd’hui, au milieu de la rivière, on va trouver une solution. On aurait pu avant, on pourra après, mais au milieu, cela risque d’être difficile.

Propos recueillis par M.D.

©M.D.