Militantes féministes dans l’âme

Fara Caillard, 67 ans, et Sonia Togna, 55 ans, défenseuses des droits des femmes, portent un féminisme « inclusif » qui doit aboutir à la construction d’une « société plus juste pour tout le monde ». « Le message, c’est de s’émanciper. » Leur histoire semble les avoir prédestinées à mener cette lutte, loin d’être finie. Regards croisés de deux activistes à la veille de la Journée internationale des droits des femmes.

Dix ans les séparent, leur combat les rapproche. Fara Caillard, l’aînée, a ouvert la voie. Sonia Togna l’a suivie. « Je me suis dit, ‘enfin, la relève’, j’ai l’impression que mes idées rejoignent les siennes même si on n’est pas toujours d’accord », dit d’elle Fara Caillard. Leur engagement prend racine dans leur enfance. « J’étais assez révoltée du fait que l’école nous ait discriminées. Un endroit était réservé aux Européennes et une vieille bâtisse aux Océaniennes. » Son quartier, la Vallée-des-Colons, à Nouméa, abrite le siège des Foulards rouges. Le leader, Nidoïsh Naisseline, est grand chef de Guahma, à Maré, dont elle est originaire. Fara Caillard gravite autour du mouvement. C’est la naissance de sa conscience politique. « Je me suis nourrie de cela. Mon militantisme part de là. »

Elle poursuit tant bien que mal sa scolarité puis intègre une banque et devient chef d’agence avant de travailler à la province des Îles. « Ma grande frustration est de ne pas avoir pu faire d’études. » Elle se rend compte assez jeune de la place de la femme dans la société. À travers sa mère, déjà. « Une personnalité assez forte » qui « a fait le choix, pas évident à l’époque, de ne pas se marier ». Un exemple, comme ses tantes. « Elles ne se laissent pas faire et ont toujours leur mot à dire quand il s’agit de coutume ou de prendre des décisions. » Et puis, il y a les personnalités engagées, comme Déwé Gorodey, et son implication dans les associations de cricket féminin. « On y échangeait sur la condition, les violences, etc. »

« Doublement victime »

Sonia Togna, de la tribu de la Conception, baigne depuis toute petite dans un milieu politisé. Son père est à l’Union calédonienne et sa mère au Mouvement féminin vers un souriant village mélanésien, fondée par la petite sœur de sa grand-mère, Scholastique Pidjot. Les femmes de sa vie sont une grande source d’inspiration. Le festival Melanesia 2000 marque un tournant et éveille sa conscience. « Je suis habitée par cette soif de justice et d’être au service des plus faibles. » Sonia Togna réalise qu’en tant que femmes autochtones « on est doublement victimes du système et marginalisées ».

Autodidacte, elle ne porte pas l’école dans son cœur, où elle dit avoir été confrontée au racisme. « Après la 3e, on me proposait soit les cours ménagers soit sténodactylo. Cela a influencé mon dégoût pour les études formelles, mais a alimenté ma détermination pour ma réussite sociale. » Elle travaille aujourd’hui au centre Tjibaou. « Je n’ai pas de diplôme et je gère trois ONG. » Réformer l’éducation représente une des clés pour l’avenir. « L’école nous fait rentrer dans un cadre, on nous dit, ‘surtout, ne prenez pas l’initiative de penser, d’inventer un nouveau modèle de société’. Or, l’éducation est un des leviers essentiels pour l’épanouissement du droit des femmes. »

« Une société équitable »

Toutes deux prônent un changement de modèle de société. « Un homme peut être féministe s’il adhère au projet qui restructure la société en profondeur pour permettre aux femmes de jouer à parts égales leur rôle d’actrice de développement du pays pour un fonctionnement plus humain et équitable, considère Fara Caillard. Je m’intéresse aussi au féminisme décolonial et à sa place dans le pays qu’on construit. » Sonia Togna embraye. L’émancipation des femmes s’inscrit dans le cadre « d’un projet de cohésion sociale », il faut « lutter contre ces mécanismes qui ne permettent pas de réaliser concrètement l’égalité des genres ».

Parité, avortement, réforme pour que les victimes de statut coutumier soient mieux indemnisées, Fara Caillard a livré des batailles sur la scène politique avec la création de l’Union des femmes citoyennes à la fin des années 1990, puis du collectif Femmes en colère. Sonia Togna s’implique notamment avec l’UFFO, Union des femmes francophones d’Océanie, qui gère Le Refuge, au Mont-Dore, un dispositif d’accueil d’urgence pour les femmes victimes de violence. Elle est investie dans plusieurs autres associations, dont la Fédération des femmes mélanésiennes.

« Libres de s’exprimer »

Alors que la Nouvelle-Calédonie entame une réflexion sur son avenir institutionnel, Sonia Togna rappelle que rien ne se fera sans les femmes, qui ont « beaucoup de choses à dire ». Un point central serait l’assurance des partis politique à signer la Charte des valeurs calédoniennes et ratifier les conventions internationales (dont celle sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes) afin que cela devienne « un des fondements d’une société en commun ». Mais aussi mettre en place des outils pour intégrer la parité au gouvernement ou encore changer le mode de désignation des représentants au Cese, Conseil économique, social et environnemental.

Être engagée, un fardeau ? « On ne tient pas compte des critiques, affirme Fara Caillard. Quand j’étais à l’UC et que je m’asseyais après avoir pris la parole dans une assemblée, bien sûr qu’on était descendues et critiquées par certains hommes. Mais ce n’est pas difficile parce qu’on se sent libres de s’exprimer. On va dans les rues et on crie fort ce qu’on pense. » Ce qui préoccupe Sonia Togna, c’est la relève. « Les jeunes femmes sont formatées par leur éducation. Beaucoup sont diplômées, mais on ne les voit pas devenir militantes. »

Et après un demi-siècle d’investissement, une satisfaction. « Je pense qu’on a apporté une petite pierre à l’avancée des droits des femmes, glisse Fara Caillard. Et je souhaite que la nouvelle génération continue notre combat. »

 


Ce mot mal aimé

Le mot féminisme, qui est apparu pour la première fois dans les années 1860, signifie, selon les définitions du dictionnaire, égalité entre les femmes et les hommes. « Courant de pensée et mouvement politique, social et culturel en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes », dit le Larousse. « Doctrine qui préconise l’égalité entre l’homme et la femme, et l’extension du rôle de la femme dans la société », pour le Petit Robert. Pourtant, ce terme, qui pourrait faire l’unanimité, est galvaudé et est devenu clivant. À tel point que certaines femmes engagées ne s’y reconnaissent pas, reprochant à un certain féminisme d’aller trop loin.

 


Être féministe

Il existe différents mouvements féministes. S’ils réclament l’égalité entre les femmes et les hommes, tous ne sont pas d’accord sur les moyens d’y parvenir, sur les causes de la domination masculine, sur le questionnement de genre et de représentation et sur la façon de s’exprimer. « C’est aujourd’hui une réflexion contre le patriarcat qui est remis en cause par des chercheuses, par la jeune génération et par la communauté LGBT, analyse Françoise Cayrol, anthropologue et responsable éditoriale des Presses universitaires de Nouvelle-Calédonie. On est sensibilisé à ces questions, à la domination des hommes. Sur le territoire, il y a en plus une logique de hiérarchie coloniale qui était très forte, avec une domination masculine sur les femmes très importante. Et il y a eu cet épisode des Orphelines, ces femmes qui sont venues de Métropole pour être mariées, avec cette idée d’être à la disposition totale des hommes. »

Et si les choses ont avancé, l’égalité n’est pas effective pour Fanny Pascual, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université. « C’est plus vicieux qu’avant, il y a une apparence d’égalité dans la loi, mais qui n’existe pas dans les faits. » Et des femmes n’aident pas à faire avancer les choses. « Un travail est à faire sur le fait que certaines, en défendant des normes et des valeurs, défendent parfois aussi leur position de « dominées ». Il y a un travail de déconstruction et de prise de conscience à mener », considère Françoise Cayrol.

Fanny Pascual défend une vision humaniste du féminisme. « Il faut parvenir à un traitement respectueux de l’un envers l’autre. Tant qu’on sera une proie, je serai féministe. Mais ce n’est pas de la misandrie. On ne peut pas avancer sans les hommes. Je suis pour une justice, pas une revanche. »

 


Ces Calédoniennes qui ont compté

Elles ont été oubliées, invisibilisées. Pourtant, de nombreuses femmes ont marqué l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Pauline de Aranda-Fouché, cultivatrice, écrivaine, première candidate à une élection municipale et aventurière ; Jeanne Tunica y Casas, cofondatrice du Parti communiste calédonien après-guerre ; Raymonde Teyssier-Jore, engagée dans la France libre (avec Raymonde Rolly) ; Marie- Claire Beccalossi, qui a consacré une grande partie de sa vie à faire évoluer la condition de la femme dans la région et en Nouvelle- Calédonie ; Scholastique Pidjot, fondatrice du Mouvement féminin vers un souriant village mélanésien ; Déwé Gorodey, professeure de français, écrivaine, militante indépendantiste et féministe ; Éliane Ixeko, investie dans la lutte contre les violences faites aux femmes… Et tant d’autres, artistes, sportives, chercheuses, médecins, associatives, etc.

 


Quelques chiffres

Les femmes sont largement minoritaires dans les institutions où la parité n’est pas une obligation : le gouvernement en dénombre une sur 11 et le Cese six sur 41 sièges. Près de 25 % des Calédoniennes n’ont aucun diplôme, elles occupent plus souvent des emplois précaires ou à temps partiel, dirigent une entreprise sur quatre, constituent six demandeurs d’emploi sur dix, gagnent moins que les hommes. Tandis que 22 % ont subi des brutalités physiques, une femme sur huit a été victime de violences sexuelles avant l’âge de 15 ans.

 


L’UNC soutient les étudiantes

L’université mène trois projets encadrés notamment par Brigitte Gustin, chargée de la vie étudiante, afin d’aider notamment les jeunes femmes en difficulté.

Le Petit Campus : il s’agit d’accompagner les jeunes parents pour qu’ils puissent mener de front leurs études et leur parentalité (un trousseau avec habits et matériel leur est notamment fourni). L’ouverture d’une salle de parentalité est également prévue à la Maison de l’étudiant. Objectif ? Permettre à ces étudiants de ne pas manquer les cours obligatoires, leur offrir un lieu d’échanges, d’allaitement pour les mamans et la présence de professionnels (psychologues, puéricultrices…). « On accueille souvent les mamans. Ce sont souvent elles qui paient le tribut, on veut éviter qu’elles arrêtent leurs études. »

Le refuge : un appartement de type F4 doit être mis à disposition sur le campus pour accueillir les jeunes victimes de violences conjugales ou familiales pendant un mois pour leur permettre de prendre les décisions sereinement.

Les protections menstruelles : trois ateliers de fabrication de protections lavables ont été organisés l’an dernier et l’université va proposer des protections jetables à l’unité dans des distributeurs qu’elle doit installer sur le campus pour lutter contre la précarité menstruelle.

 

Anne-Claire Pophillat (© A.-C.P.)