Il y a 160 ans, le 6 janvier 1864, la frégate Iphigénie appareillait de Toulon. À son bord, 250 condamnés. Les premiers à être envoyés au bagne calédonien.
Quatre mois, 123 jours. Un long voyage sépare Toulon de Port-de- France, terre du bout du monde destinée aux travaux forcés. Surtout sur un bateau militaire qui n’est pas adapté au transport de marchandises et encore moins de passagers.
« Il est affrété pour les besoins du convoyage vers la Nouvelle- Calédonie », raconte Adèle Simon, directrice du site historique de l’île Nou. Les bagnards sont entassés dans deux cages aménagées sur le faux-pont, 125 dans 120 m2, soit moins d’1 m2 chacun. « C’est un système de débrouille. Pour pallier ce problème de place, les transportés dorment dans des hamacs tendus à l’intérieur. »
Les conditions de vie sont rudes. Seule concession accordée : une sortie de deux à quatre heures par jour sur le conseil du docteur Brion, qui suit l’état de santé des forçats. « Les médecins ont conscience que la promiscuité, le fait d’être confinés pendant plusieurs mois » sont vecteurs de maladies. Les principales sont le scorbut, la dysenterie, les problèmes de peau liés à l’humidité et la tuberculose. Deux prisonniers en meurent. Sur les 250 condamnés embarqués, 248 posent le pied à Port-de-France le 9 mai 1864.
Une date fondatrice
Les profils sont très variés. « Il y a de tout : des faux-monnayeurs, des assassins, des auteurs de violences sexuelles et une grande majorité de voleurs », détaille Adèle Simon. Les détenus ‒ « sur ce premier convoi en particulier » ‒ ont été sélectionnés en fonction de leur métier d’origine, « plutôt manuel, avec des savoir- faire techniques », car ils vont participer à la construction des bâtiments pénitentiers dès leur arrivée.
L’Iphigénie mouille dans l’anse Paddon pendant huit mois environ, le temps de bâtir les cases dortoirs. « Ils dorment dessus et partent travailler sur l’île Nou la journée. » À bord, il n’y a pas que des bagnards : membres de l’équipage, personnel de l’administration, dont Dugat, le premier commandant du pénitencier. « Il y a aussi des personnes libres qui veulent changer de vie et les sœurs de Saint-Joseph de Cluny. » En tout, 663 passagers.
Le bateau restera encore quelque temps. Stationné à l’îlot Amédée, « il servira de base pour l’édification du phare » en 1865. L’Iphigénie réalisera un deuxième voyage avant de devenir un navire école, délaissé au profit d’embarcations aménagées spécifiquement pour ce type de voyage.
Cette histoire marque le début du bagne en Nouvelle-Calédonie. « Il y aura 74 autres convois, mais ces détenus sont représentatifs de ceux qui arriveront après », considère Yves Mermoud. 1864, une date fondatrice, poursuit le président de l’association Témoignage d’un passé (Atup), citant l’historien Louis-José Barbaçon et sa thèse, L’Archipel des forçats. « Dans un pays d’immigration, l’importance dévolue aux premiers arrivés, pionniers volontaires ou malgré eux, reste une dominante de la conscience collective. On a les Mayflower qu’on peut. »
Anne-Claire pophillat
« Leur témoignage, c’est vraiment fort »
Douze transportés arrivés avec le premier convoi se sont installés en Nouvelle- Calédonie. Les membres de l’association Témoignage d’un passé retracent leur histoire dans l’exposition Descendants de l’Iphigénie, grâce notamment aux récits des familles, inaugurée mercredi 8 mai. « Leur témoignage est ce qui est le plus intéressant, raconte Yves Mermoud, président de l’Atup, 160 ans après, c’est vraiment fort. »
Si les langues se délient, une part d’ombre demeure. « Sur les 12 portraits, neuf familles parlent de leur aïeul. Une autre accepte, mais ne veut pas que son nom soit mis en avant. Pour les deux dernières, une ne connaissait pas son ancêtre et l’autre ne voulait pas que cela se sache. Il y a encore du non-dit. C’est une famille bien de Nouméa et cela pourrait être mal vu. »
Tant de Calédoniens ont pourtant, dans leur arbre généalogique, un ascendant bagnard qui a fait souche, à l’image des 12 de l’exposition. « Ils font partie des condamnés libérés qui ont pu prétendre à une concession », indique Yves Mermoud, ce qui n’est pas automatique. Sur plus de 21 000 transportés, seuls environ 2 000 en disposeront d’une. « Des conditions doivent être respectées, notamment en termes de discipline pendant la peine, explique Adèle Simon, directrice du site historique de l’île Nou. C’est une gratification de l’administration pénitentiaire. »
C’est elle, aussi, qui leur permet de se marier. Dans la grande majorité des cas à des prisonnières envoyées au couvent de Bourail. Rares sont ceux qui peuvent épouser des femmes libres.
Luigi Paladini, matricule 116, est de ceux-là. Italien vivant en Corse, tailleur de pierre, assujetti à une peine de 15 ans de travaux forcés pour meurtre, il obtient une remise de trois ans. Libéré, il devient concessionnaire au Mont-Dore avant d’acheter un terrain à Païta, où il tiendra une auberge. « Fait exceptionnel, très certainement en raison de son comportement et de la bonne tenue de sa concession, il peut se marier avec une femme libre, Philomène Lorieux, très érudite. C’est l’exemple type d’une réussite. »
Il y a aussi Venant Champion, « la forte tête », qui décède en 1932 à l’âge de 92 ans, juste après la fermeture du bagne. Ou encore Pierre Ducos, au triple matricule, condamné trois fois et au destin hors du commun, puisqu’il sera le premier président de la commission municipale de Bourail, l’équivalent de maire. « D’autres histoires sont bien plus dramatiques et lourdes à porter pour les familles. »