Matthieu Juncker, huit mois seul sur un atoll

Pendant huit mois, Matthieu Juncker va vivre un moment hors du temps. (© Claude Bretegnier)

Le biologiste Matthieu Juncker prépare une expédition hors norme : vivre 200 jours en autonomie sur un atoll des Tuamotu, en Polynésie. Une expérience humaine et une mission scientifique sur les traces du Titi, oiseau endémique menacé d’extinction. À son retour, il veut témoigner des menaces qui pèsent sur la faune et la flore.

Matthieu Juncker s’apprête à réaliser son rêve de gosse. Dans deux mois, le biologiste n’arpentera plus les allées ombragées de la Communauté du Pacifique, mais un motu désert au milieu du Pacifique, dans l’archipel des Tuamotu, en Polynésie. Plus qu’un changement de décor, un changement de vie.

Ce périple concrétise un désir né alors qu’il était encore enfant, marqué par l’histoire de Robinson Crusoé – « ce livre a vraiment beaucoup compté pour moi, je pense qu’il y a eu une projection » -, passionné des poissons – « j’allais pêcher dès que je le pouvais » -, et répond à la promesse qu’il s’est faite il y a plus de 20 ans, alors qu’il découvrait, jeune étudiant en biologie marine, les Tuamotu, celle de revenir un jour seul sur une de ces îles. Il ressent un coup de cœur pour « la beauté de ces milieux » contrastés. « C’est assez austère, un banc de sable avec le lagon à gauche, l’océan à droite et quelques cocotiers au milieu. Puis, quand on met la tête sous l’eau, le choc de voir l’abondance des couleurs, des espèces de poissons, leur taille, leur comportement… Ça m’a vraiment fait vibrer. »

Son avenir s’écrira donc dans cette partie du monde. Il y revient quelques années plus tard poursuivre sa thèse à Wallis-et-Futuna, diriger l’OEIL (Observatoire de l’environnement) pendant dix ans en Nouvelle-Calédonie, jusqu’en 2019, où il rejoint la CPS en tant que coordonnateur régional pêche côtière et aquaculture au sein du programme européen PROTEGE.

« CHANGER DE TRAJECTOIRE »

Parallèlement, le biologiste marin prend davantage conscience de la problématique de l’avenir des ressources marines dans un contexte du changement climatique. Les récifs coralliens sont en danger. « Selon les prévisions, une hausse de la température de 2 degrés suffirait à les rayer de la carte. La majorité des coraux n’ont pas la capacité de survivre à ce réchauffement et l’acidification des océans ralentira leur croissance. »

Matthieu Juncker se sent mu par un besoin de « changer de trajectoire » – « je le ressens au plus profond de moi », qu’il ne peut « envisager sans un véritable engagement personnel », car « je porte aussi ma part de responsabilité », estime-t-il. « Ça m’a vraiment travaillé. J’avais cette envie de robinsonnade et en même temps cette préoccupation de me dire que ce que je faisais ne suffisait pas. »

Son objet d’étude principal porte sur le Chevalier des Tuamotu, ou Titi, oiseau endémique menacé d’extinction. L’Ifremer en Polynésie lui a également demandé de surveiller la présence de plastique sur la plage et dans l’eau, l’association polynésienne Te mana o te moana de s’intéresser aux sites de ponte des tortues, etc.

S’y ajoute l’envie de communiquer autrement sur ces enjeux scientifiques et environnementaux auprès du grand public. Livre, documentaire, interventions radiophoniques… Matthieu Juncker compte multiplier les récits sur son expérience. Suivre, noter, filmer. Et raconter. « Quand on met de l’émotion derrière une observation, le message passe mieux. Au-delà de l’aventure personnelle et du rêve de gamin, il s’agit d’essayer d’objectiver ce qu’il se passe, une tempête, une submersion, et de montrer, avec une caméra, un appareil photo, des instruments de mesure, ce que vit l’atoll et que je vivrai moi dans ma chair. »

L’atoll se situe dans les Tuamotu du centre, à 500 km environ de Tahiti. Il s’agit d’une île basse formée par un anneau récifal corallien qui entoure un lagon. Le scientifique va habiter sur un des 64 petits îlots qui le constituent à partir du 20 avril. (© DR)

PRÉVOIR TOUS LES RISQUES

Cette expédition, le scientifique la prépare depuis deux ans. Lors de deux missions de reconnaissance sur place en mars et octobre 2023, il a notamment présenté son projet au conseil municipal, aux propriétaires fonciers ainsi qu’aux habitants de l’atoll voisin. « Faire la coutume », comme on dit ici, demander l’autorisation. Et se mettre en condition physique, perfectionner ses techniques de survie. Pour cela, Matthieu Juncker a bénéficié des bons conseils de Jacquot, un Paumotu, pour la pêche, bien reconnaître les poissons porteurs de ciguatera, de plantes et algues comestibles. « Il y a par exemple une plante grasse, un pourpier local, un arbre endémique qui porte des fruits orange en forme de bille. »

Concernant d’éventuelles blessures, les pires scénarios ont été envisagés avec deux amis médecins. Se couper avec une machette, se déboîter l’épaule, marcher sur un Poisson-pierre… « On a balayé 56 cas qui pourraient se produire, avec un médicament à prendre ou un comportement à adopter. Il vaut mieux prévenir que guérir, je fais tout pour limiter les risques. »

UNE QUÊTE DE SENS

Avec lui, Matthieu Juncker emmène tout de même un peu de matériel, un sabre d’abattis, une bâche pour récupérer l’eau de pluie, un dessalinisateur solaire, de quoi construire un petit faré pour dormir. La base de son alimentation, rudimentaire, sera principalement constituée de ce qu’il pêchera et de cocos. Avec quelques extras : farine, riz et sel pour conserver le poisson. Et, pour occuper ses quelques moments de répit, de la lecture et de quoi observer les étoiles. Il y aura sans doute des « instants magiques », comme cette fois où il a côtoyé une baleine et son baleineau, mais aussi d’appréhension. Comme unique moyen de communication, un téléphone satellitaire. « Le projet s’appelle À contre-courant parce que je veux aller à l’encontre de cette société de surinformation, de consommation et de sécurité. »

Le challenge, pour cet homme bavard et sociable, la solitude. « Ça va être terrible de ne rien partager, que ce soit un magnifique coucher de soleil ou une difficulté. » Et quitter sa famille. « Ça a été le plus dur, de faire comprendre la motivation profonde, même si, au fond, ils savaient, parce que j’en parle depuis longtemps. » Seul face à l’immensité de la nature. Matthieu Juncker attend ainsi mieux se connaître. « Je souhaite revenir avec une meilleure perception de moi, de mes capacités, de mes limites, un peu grandi, comme un voyage initiatique. » Une quête de sens, « personnelle, pour mes enfants, pour la planète. Et peut-être encourager à poursuivre nos rêves ».

Note : Pour en savoir plus sur le projet À contre-courant/Ki Mua Ki Te Kopape : https://matthieujuncker.com

Le logo de l’aventure.

 

 

AU SECOURS DU TITI

S’il y avait « 900 individus capables de se reproduire il y a 12 ans », Matthieu Juncker devra déterminer combien il en reste aujourd’hui. (© M.J.)

L’oiseau emblème de l’archipel, de son vrai nom Chevalier des Tuamotu, est endémique. Autrefois très commun, il est désormais considéré « en danger d’extinction » sur la liste rouge des oiseaux de Polynésie établie par l’UICN. Sa particularité ? « Il est terrestre et non pas marin. Il vole mais est sédentaire, il habite sur un petit territoire qu’il défend. »

Le Titi est au cœur de la mission de Matthieu Juncker. « Il ne vit plus que sur cinq atolls, précise le biologiste marin. Et un des derniers bastions est celui sur lequel je serai. » Sur place, il sera chargé de collecter des données : les compter, évaluer les menaces qui pèsent sur cet oiseau particulièrement vulnérable puisqu’il niche au sol. Les pressions sont multiples, en premier lieu les rats. Mais aussi les chats, chiens et cochons. Et puis, l’érosion du littoral et la montée des eaux induite par le changement climatique.

Le rôle de Matthieu Juncker sera également d’émettre des recommandations, des mesures de gestion et des actions de conservation à mettre en place pour préserver le Titi.

LES SOUTIENS

Ce projet est en partie subventionné par le programme TeMeUm, par l’OFB, Office français de la biodiversité depuis 2009, et destiné à soutenir les acteurs de la biodiversité des territoires d’outre-mer. Matthieu Juncker bénéficie également d’un soutien polynésien qui lui fournit panneaux solaires, câbles et batteries. D’autres sponsors locaux lui ont également fourni du matériel. Il a aussi obtenu le 1er prix de la Bourse de l’exploration du fonds de dotation Paul-Émile Victor. Enfin, l’IRD de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française l’aide à mettre en place les protocoles pour recueillir des données exploitables.

 Anne-Claire Pophillat