Carnets kanak : « L’inventaire explose nos certitudes »

Emmanuel Kasarhérou a participé à l’Inventaire du patrimoine kanak dispersé (IPDK) dans les années 1980-1990. Une base de réflexion sur ce qu’est au fond l’histoire matérielle des cultures kanak qui a permis les différentes expositions De jade et de Nacre, l’Art Kanak est une parole.© C.M.

Le centre culturel Tjibaou présente Carnets Kanak. L’exposition conçue par le musée du quai Branly-Jacques Chirac met en lumière le travail dessiné de Roger Boulay durant l’Inventaire du patrimoine kanak dispersé (IPKD). Emmanuel Kasarhérou, le président du musée parisien, revient sur cette opération extraordinaire à laquelle il a aussi participé. 

DNC : Le dessin est-il une façon classique de répertorier les objets ?

Emmanuel Kasarhérou : Une des meilleures manières de les comprendre est de les dessiner, en particulier les pièces les plus complexes. Le dessin a cet avantage sur la photo d’être subjectif et donc de dégager les lignes de force d’un objet. Cela étant, les dessins de Roger ont un supplément d’âme, en raison d’un goût personnel, d’une formation artistique. C’est aussi un processus beaucoup plus élaboré chez lui avec des mesures, l’inscription des procédés techniques.

Quel rapport entretient-il avec la Nouvelle-Calédonie ?

Roger Boulay a un attachement intellectuel mais aussi personnel au territoire. Il vient pour la première fois en 1979 pour la prépa- ration du Festival des arts du Pacifique qui devait avoir lieu en 1984. Il découvre le monde kanak, va s’intéresser à l’anthro- pologie, aux sculptures, à la Grande Case qui va devenir sa spécialité. Il rencontre Jean-Marie Tjibaou, directeur de l’association du festival, qui lui dit qu’il faudrait voir où sont ces objets, ce qu’on en fait, ce qu’on en dit. C’est ainsi que commence cette aventure qui va durer presque 35 ans.

Vous avez beaucoup travaillé avec lui…

Il me contacte dès les années 1980, je suis plutôt archéologue, préhistorien. Je travaille sur les inventaires à partir de 1985 alors que je suis en poste au musée. Entre 1985 et 1990, je vais mener des enquêtes dans les musées en Australie, Nouvelle-Zélande, Hawaï, États- Unis, lui se concentrant sur l’Europe. Avec de petits moyens, on constitue une banque de données, puis à partir de 2011, il y a cet accord entre l’État et la Nouvelle-Calédonie qui vise à aller plus loin. De 2011 à 2015, on continue avec de nouveaux moyens.

Des œuvres du patrimoine Kanak ont été retrouvées sur quasiment tous les continents. 16 660 objets ont été étudiés dans 111 musées sur un total estimé à 20 000 dans 225 musées. Au XIXe siècle, les collections se sont constituées au gré des appétences pour cet art ancien. © C.M.

Qu’est-ce qui a vous a passionné ?

Il faut une certaine disponibilité des musées pour trouver les pièces, qui sont en réserve, emballées. Mais on adore ça, il y a un côté Sherlock Holmes ! Et puis tout le monde ne fait pas le même type de collection, selon les époques, la relation avec la culture. On voit bien qu’il y a des collections de femmes, d’hommes, des goûts, des appétences. Comme on peut avoir de très bons sculpteurs, d’autres moins doués. Et les objets qui nous restent ne sont que 10 % de l’iceberg. Le reste est détruit par manque d’intérêt, changements religieux, etc. L’idée est de retrouver ces humanités pour comprendre.

Quels grands enseignements avez-vous tirés de cet inventaire ?

Un tiers des collections sont des armes, des casse-tête, des lances. Ce sont des objets assez emblématiques et cela correspond aussi à une forme d’image que l’on peut avoir du monde où vous avez des sexes masculins incroyables, des casse-tête bec d’oiseaux très élégants. Ce sont aussi des objets qu’on achète et qu’on échange assez facilement. Plus qu’une monnaie par exemple, qui nécessite de rentrer dans un circuit très particulier. Dans les deux autres tiers, on trouve des sculptures, des éléments techniques, de la vannerie.

Le travail d’enquête et de recensement mené entre 1979 et 1998 par Roger Boulay a été documenté par plus de 3 000 croquis et fines aquarelles. © Photos C.M.

Quelles évolutions avez-vous remarquées ?

Toute la réflexion précédente sur la culture matérielle kanak ancienne était basée sur un très petit nombre d’objets. Dans les années 1950, on pensait qu’il y avait quatre grands types de flèches faîtières. Quand on se met à avoir 500 flèches faîtières au lieu de 30, on s’aperçoit que même dans une région, la variation est grande, dans l’espace, le temps. On se rend compte que les objets voyagent, que ça fait partie du statut social d’attirer à soi des objets qui viennent du lointain ou de l’au-delà, car ils sont aussi emprunts d’une forme de magie. Depuis le XVII et XVIIIe siècle, on voit des séries qui bougent. La hache ostensoir a changé radicalement en 300 ans. Ça nous sort de cette vision traditionaliste qui serait que les cultures ont été toujours les mêmes. Ça nous dit combien elles sont sans arrêt en changement. On revient à cette idée de Tjibaou selon laquelle la culture est devant nous. L’inventaire vient prouver que cette pensée a un fondement historique.

A-t-on appris des choses sur les objets réalisés par les femmes ?

Durant les échanges avec les professionnels et le monde kanak, on s’est fait tancer par des dames qui nous ont dit de nous intéresser aux vanneries et pas que – en tant qu’hommes – aux sculptures, aux grandes cases. Il y avait des systèmes de tressage anciens, des raffinements particuliers et elles voulaient s’en inspirer. On s’est mis à collecter beaucoup mieux, surtout les débuts et les fins de vanneries, à prendre des photos des intérieurs.

Stimuler, c’est une des grandes utilités de ce processus ?

Les gens se sont remis à faire des objets. On voit aujourd’hui à nouveau des têtes de monnaie qui existaient il y a très longtemps. On a vu le tapa ressurgir avec de vieilles pratiques. C’était l’idée première de Jean- Marie Tjibaou, qui avait une relation intellectuelle à cet inventaire. Jacques Iékawé a aussi écrit dans la préface de l’ouvrage Art Kanak en 1984, son envie que les gens puissent recréer.
Ce qui est incroyable, c’est que ce processus, qui est né d’une idée locale, a abouti au bout de 35 ans d’efforts et de passion a quelque chose d’inspirant. À Tahiti, certains veulent dresser cet inventaire, au Vanuatu aussi, je les encourage. Participer à cette aventure permet de réviser totalement l’idée que vous vous faites de l’histoire de votre propre culture. L’inventaire explose nos certitudes.

Vous dites que le rôle des musées doit se renouveler à l’heure des restitutions…

Les musées ne peuvent plus se penser comme des entités propres et singulières. C’est la compréhension d’une collection par rapport à une autre, le suivi des biographies des collectionneurs qui permettent d’avoir une connaissance. Notre intérêt pour les collections kanak a dynamisé les recherches dans des musées à Rochefort, La Rochelle, Bordeaux. Et désormais, avec le numérique, c’est beaucoup plus simple. C’est le beau travail que réalise actuellement le musée de la Nouvelle-Calédonie de tout mettre en ligne. C’est un partage de connaissances extraordinaire.

Propos recueillis par Chloé Maingourd

Huit ans après la présentation de l’Inventaire, l’exposition conçue par le musée du quai Branly propose une sorte d’inventaire dessiné des pièces qui ont le plus marqué Roger Boulay. Elle a été présentée au musée Hèbre de Rochefort en 2022, au musée du quai Branly en 2023 et adaptée pour le CCT. Elle présente aussi des objets des collections du musée de la Nouvelle-Calédonie et des pierres à magie et monnaies kanak prêtées par le musée parisien.