Les négociants ou l’histoire de l’économie de comptoir

Les Messageries maritimes assurent la liaison Marseille-Nouméa, avec un départ mensuel de Métropole. © Illustration coll. ADCK-Centre culturel Tjibaou

Dès 1853 et la prise de possession, les commerçants, importateurs et armateurs façonnent l’économie calédonienne. La colonie et l’administration pénitentiaire ont besoin d’eux. James Paddon, John Higginson, Armand-Louis Ballande s’imposent comme des acteurs incontournables. Et leur influence pèse jusque dans la sphère politique. Une histoire racontée par Franck Enjuanes lors d’une conférence à Tjibaou, jeudi 20 avril.

La notion d’économie de comptoir s’applique-t-elle à la Nouvelle-Calédonie ? Selon le doctorant Franck Enjuanes, la réponse est oui. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale du moins. Le concept fait référence aux comptoirs européens établis dans les Indes et en Afrique du XVe au XVIIIe siècle. « Il s’agit d’une économie tenue à partir d’un port, où les négociants ont un monopole du pouvoir royal ou de l’État pour réaliser le commerce à l’import et à l’export. » Nouméa constitue la porte d’entrée et de sortie du territoire. « Il est interdit de débarquer des produits ailleurs sans en référer au service du port. » C’est l’île Nou qui accueille le premier comptoir santalier. James Paddon bénéficie de nombreux contrats de ravitaillement avec l’administration « il est le commerçant le plus puissant. » Et prend pour partenaire Robert Towns, un Australien, dont il revend les produits. Au retour, « les bateaux sont chargés de santal, d’huile de coco, de laine de mouton, de peaux de bœufs, etc. ».

HIGGINSON, « LE FONDATEUR »

Quelques années plus tard, apparaît la figure de John Higginson, que Franck Enjuanes surnomme « le fondateur ». Après être devenu le représentant de plusieurs distributeurs australiens, il ouvre, en 1866, la voie commerciale vers la Nouvelle-Zélande. Il est l’un des premiers à faire le commerce de main-d’œuvre des Nouvelles-Hébrides. Et, surtout, il obtient deux délégations de service public. Une pour transporter le courrier entre Sydney et Nouméa. L’autre pour relier l’archipel par la mer, un « maillon essentiel » de cette économie, qu’il utilise pour développer ses affaires. De Sydney, le Havilah apporte du bétail, de la farine, etc. De Nouméa, il repart avec 300 kilos d’or extraits dans le Diahot. John Higginson est partout. Il acquiert des concessions minières dont il exporte le minerai à l’aide du tour de côte. À la même époque, le ministère des Colonies passe commande à Ballande, qui s’installe en Nouvelle-Calédonie. En 1869, le Dufaure et l’Arrogante appareillent pour l’île. À leur bord, des caisses de poudre, de choucroute, de vin, de spiritueux, de lard, de sel, etc. Là aussi, la cargaison est subventionnée par l’État. « Sans cela, ça aurait été difficile pour un négociant français de mettre un pied dans le marché alors que les partenaires naturels de commerce sont l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’armement du bateau et le voyage étaient trop onéreux. »

MESSAGERIES MARITIMES
ET RÉGIME DOUANIER

En 1883, l’arrivée des Messageries maritimes, financées pour assurer le ravitaillement des colonies françaises, met un terme à la domination des intérêts britanniques et permet une « prise de marché des maisons commerciales françaises », rendue également possible par l’exonération de taxes. Le premier régime douanier est mis en place en 1892. « C’est un système protectionniste, les produits sont taxés en fonction de leur provenance. » Les conseillers généraux obtiennent l’exemption sur une liste de 300 produits. Ce n’est pas un hasard. L’influence des marchands rejaillit sur la sphère politique. Entre 1885 et 1939, les industriels et les commerçants sont surreprésentés au conseil général et au conseil privé du gouverneur. Les questions des communications maritimes et des taxes y sont privilégiées, ainsi que l’orientation à donner à l’économie, qui doit « encourager l’exportation » (mine, café, etc.). « Cela favorise une immigration de main-d’œuvre bon marché, nécessaire pour être concurrentiel. » Notamment des Javanais et des Vietnamiens. « Sinon, cela n’aurait pas été possible d’exploiter les mines, un travail particulièrement dur, ou de faire du café. »

La création de la Société du tour de côte (STC), en 1923, symbolise le fonctionnement de l’économie de comptoir. Les actionnaires sont Ballande, la SLN, la Maison Barrau, la société Le Chrome, l’Établissement de Béchade, Hagen Frères, Laroque, Cheval, la Société Havraise calédonienne, Catalan… Ils utilisent la STC, qui dispose d’une délégation de service public pour distribuer le courrier, dans le cadre de leur propre entre- prise. Et sont nombreux à être conseillers généraux. « Ce poids politique leur permet d’obtenir un accord très avantageux » pour faire tourner la société, qui transporte des passagers et des marchandises. Minerais, mais aussi coprah, trocas, maïs, café, conserves, peau, coton, suif. Ces grands noms du négoce tiennent également les principales lignes maritimes commerciales. Johnston, Ballande, Hagen et Carlo Léoni en ont sept, les Messageries maritimes quatre.

L’EFFET D’HÉRITAGE

L’année 1939, et plus particulièrement 1936 avec l’arrêt du tour de côte, marque une rupture. La fin de la Seconde Guerre mondiale met un terme au régime de l’indigénat. « Il y a un bouleversement politique, sociétal et économique, on entre dans une autre ère. » Les maisons de commerce résistent grâce à « l’effet d’héritage ». Des choses se maintiennent, « comme le capital accumulé. La richesse est notamment assise sur les titres miniers, un patrimoine qui date d’avant-guerre. » Ces grandes maisons ont donc conservé « des positions dominantes, à l’image de Johnston. Mais de nouveaux acteurs sont arrivés et se sont faits une place », favorisant une évolution de la situation. « Je pense que c’est beaucoup moins verrouillé malgré des survivances encore fortes. » L’économie actuelle reste marquée par cette période. « Cela nous éclaire sur le protectionnisme et les exonérations de taxes existantes. Les marchandises françaises et européennes sont encore favorisées. On pourrait davantage manger du fromage et boire du vin néo-zélandais. »

Anne-Claire Pophillat