Les esclaves calédoniens des plantations du Queensland

Les îliens des mers du Pacifique Sud, South Sea Islanders, ont travaillé dans de terribles conditions dans les champs de canne du Queensland pendant plus de 40 ans. « Une histoire oubliée, des gens oubliés », selon Jerry Delathière. (© ANC)

C’est une page sombre de l’histoire largement méconnue qu’évoque Shuga, le nouveau roman historique de Jerry Delathière. Le blackbirding. Ou comment quelque 60 000 Mélanésiens ont été enlevés pour travailler en Australie, notamment dans les plantations sucrières. À travers la destinée de deux Maréens victimes de ce système, Waboutch et Iosaïa.

L’écho des chants des coupeurs de canne du Queensland traversait-il la mer de Corail jusqu’à Lifou et Maré, les jours de grand vent ? Combien de Loyaltiens ont été arrachés à leurs îles et emmener en Australie, traités comme des esclaves, à l’image de dizaines de milliers de Mélanésiens pendant la deuxième moitié du XIXe siècle ? Cette pratique du blackbirding, Jerry Delathière la raconte dans son dernier ouvrage, Shuga, « pour sucre, en Maré, inspiré de l’anglais sugar ».

Les colons australiens ont besoin d’une main-d’œuvre à bas coût pour cultiver leurs grandes plantations. Ils chargent des recruteurs « sans scrupules » d’enrôler des indigènes de la région, sur l’ensemble de l’arc mélanésien dont la Nouvelle-Calédonie, à partir des années 1860. Les bateaux sillonnent le Pacifique Sud, « enlèvent des gens de force » dans les villages. Au début, c’est « assimilé à de l’esclavage », ce sont « des négriers ». Les autochtones kidnappés « ne représentent rien, n’ont pas de valeur ».

On les appelle South Sea Islander ou kanaka, mot hawaïen signifiant homme. « C’est de là que vient le mot Kanak, qui n’existe pas dans les langues mélanésiennes. » Jerry Delathière inscrit son roman dans cette période, la plus dure. Après, à partir des années 1880 puis 1890, la situation s’améliore légèrement, « le gouvernement australien prend des mesures pour mieux contrôler. Ils sont payés et logés ».

Les kanakas en train de charger la canne coupée.

DES CONDITIONS DE VIE « TERRIBLES »

Le roman se penche sur la façon dont « les insulaires vivent, luttent et souvent meurent dans les champs de canne ». Le chemin pris par Waboutch, curieux, attiré à bord du shooner (voilier à deux mâts) alors qu’il pêche avec son frère en bord de mer, à Nécé, à Maré. « C’est une sorte de rapt, d’enlèvement. Les Australiens leur donnent des cadeaux, leur font boire du tafia [alcool obtenu à partir du jus de canne, NDLR], les saoulent et les menottent avant de lever l’ancre. »

La traversée représente une première épreuve. Certains n’y survivent pas. Direction Townsville ou Ingham. À la plantation de Sugar Mill, Waboutch et Isoaïa endurent, sept jours sur sept, des « conditions de vie et de labeur terribles, inacceptables », des « sévices », le fouet étant un attribut des contremaîtres à cheval. Le moindre droit leur est renié. Le quotidien ? Défricher, piocher, bêcher, couper la canne. « C’est un peu la même vie que dans les plantations de coton aux États-Unis. » Ceux qui tentent d’y échapper en s’évadant risquent la mort ou l’enfermement.

Puis, les deux jeunes Maréens croisent la route de Louis Bauwens. Originaire de Belgique, un temps journaliste, exilé de la Commune de Paris, il est venu tenter sa chance à l’autre bout du monde. Le symbole de « ces hommes et ces femmes en quête de bonne fortune ou désireux de commencer une nouvelle vie ». Déboires et tragédies ne l’épargnent pas. Louis Bauwens perd sa femme, sa plantation.

Les South Sea Islander étaient exploités dans les grandes plantations.

Mais, c’est grâce à lui que Waboutch et Isoaïa posent à nouveau le pied en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, où ils prennent un caboteur jusqu’à Maré. Certains kanakas choisissent, eux, de s’installer en Australie. « Il y a des descendants de Lifou là-bas. Des gens de Drehu ont retrouvé leurs liens et ont fait venir une famille. »

UN HOMMAGE AUX KANAKAS ET AUX PIONNIERS

Au gré des rencontres, Louis Bauwens atterrit à Boulouparis, où des colons réunionnais ont monté une usine à sucre. Il arrive le 26 juin 1878. « Date d’un massacre pendant la période de l’insurrection kanak d’Ataï. » Signe d’une fin funeste ? Le livre est un peu noir. « C’était la réalité, la vie était rude et je voulais que le roman en rende compte, en témoigne. Parfois, cela pouvait simplement dépendre d’un mauvais coup du sort. »

Et Jerry Delathière avait envie de prendre le large. « Je souhaitais faire un récit qui dépasse notre petit Caillou, notre récif. » Mettre à jour une histoire peu connue. Rendre hommage à la mémoire de ceux qui ont marqué de leur empreinte l’île-continent. Les kanakas qui, « par leur sacrifice, leur sueur, leurs douleurs et leurs peines, ont contribué au développement » de l’Australie, et les pionniers, « leur courage, leur détermination, leur travail ».

Le roman ne pouvait s’achever ailleurs que là où il avait commencé. À Nécé. Face à la mer. Sur ces mots de Waboutch. « Au lieu de suivre la voix du Seigneur, la voix de la sagesse, nous avons pris la voie du sucre… The sugar way. »

Anne-Claire Pophillat

Le blackbirding

Le développement des cultures de coton, puis de canne à sucre surtout, a mené à la pratique du commerce de main-d’œuvre ou blackbirding en Australie, notamment dans le Queensland, pendant la deuxième partie du XIXe siècle. Environ 62 000 Mélanésiens en ont été victimes. Des autochtones du Vanuatu, de Papouasie- Nouvelle-Guinée, des Salomon, de Kiribati, de Tuvalu, de Fidji, etc. sont exploités dans les grandes propriétés. Les conditions de vie déplorables provoquent des épidémies et des décès. Dans les années 1880, la résistance s’intensifie dans les îles. Les indigènes s’arment et repoussent régulièrement les navires des recruteurs. Cela mène à des conflits parfois mortels, mais aussi à des expéditions punitives. Plus de 15 000 – soit près d’un sur quatre – travailleurs du sucre périssent en Australie, la grande majorité d’entre eux enterrés dans des tombes anonymes dans les domaines sur lesquels ils sont tombés, selon un article
de The Guardian.

Dans les 1880 et 1890, les conditions s’améliorent légèrement. Les travailleurs sont (mal) payés et logés.

Chronologie

1847 | 65 Mélanésiens des Loyauté et du Vanuatu sont ramenés à Boydtown pour travailler dans la plantation de coton de l’Écossais Benjamin Boyd, dans le New South Wales.

1863 | Le négociant Robert Towns initie le Queensland Labour Trade, le marché de main-d’œuvre d’indigènes du Pacifique, avec un premier chargement de 73 autochtones pour sa plantation de coton à Townsville.

1867 | L’administration française se plaint que les recruteurs de Robert Towns ont kidnappé la moitié des habitants d’un village de Lifou.

1901 | Le gouvernement légifère et régule l’exploitation de travailleurs mélanésiens avec le Pacific Island Labourers Act, qui s’intègre dans une loi plus globale sur l’immigration, la White Australia Policy.

1904 | C’est la fin officielle du blackbirding. Environ 10 000 Mélanésiens sont déportés et rapatriés entre 1906 et 1908. Des kanakas protestent. Ceux qui résident dans le pays depuis plus de 20 ans ou qui sont mariés à un Australien obtiennent le droit de rester. Ils sont environ 2 500.

1994 | Le 25 août, le gouvernement reconnaît les Australiens South Sea Islanders comme une communauté distincte, ainsi que leur contribution à l’économie et au développement de l’île et de l’État. Cette démarche est suivie par le gouvernement du Queensland en 2000, puis par celui du New South Wales en 2013.