Gilbert Tein, ancien président du Sénat coutumier, l’a subi dans son enfance. Hippolyte Wakewi Sinewami Htamumu le pratique dans sa chefferie de La Roche. Les deux coutumiers restent attachés à l’astiquage en tant qu’élément de régulation sociale, que ce soit à l’échelle du foyer ou du district.
L’interdiction de frapper son enfant, c’est « le grand paradoxe qui m’a bouleversé dans ma vie d’homme », dit Gilbert Tein. « J’ai vécu une éducation basée sur ça. Je savais qu’avec ma grand-mère, pour le moindre truc, une correction par la trique m’attendait. » Devenu père, le coutumier de Bas-Coulna a vécu une désillusion le jour de sa convocation, après un signalement de l’assistante sociale. « Ce qui a contribué à ce que je suis m’est complètement interdit par une loi moderne, importée, rigide. On a été éduqués comme ça, et ça n’a pas fait de nous des bandits. » L’ancien président du Sénat coutumier est partisan d’une réhabilitation de la « correction physique par le bâton » ‒ il n’aime pas le mot astiquage ‒, « très violent psychologiquement ».
Hippolyte Wakewi Sinewami Htamumu préfère « redressement », traduction plus fidèle du nengone kotr, ou hca hmethot. Il le pratique dans sa chefferie de Gureshaba « quand les paroles ne suffisent plus », comme un devoir du « garant de la paix civile » hérité du temps où n’existait aucune autre justice. « Je viens en tant que juge de dernier recours, une fois que les parents, l’oncle maternel, le clan, la chefferie n’ont pas réussi à cadrer l’enfant. »
Dans son tribunal, après avoir effectué un geste de pardon envers le dokuhmaiai (le roi, littéralement), le fautif parle. La « reconnaissance de la faute commise » ouvre la voie au pardon et à la réconciliation. Puis chacun s’exprime. « Le plus important, ce sont les paroles », insiste le grand chef. À la fin, il y aura des mots « d’encouragement et d’accompagnement sur lesquels le fautif va pouvoir se reposer », ainsi qu’un engagement à réparer les dommages ‒ en faisant le champ de la victime l’année suivante, par exemple. Mais entre-temps, il y a parfois des coups, que le coupable n’encaisse pas seul. « Tous ceux qui l’ont accompagné dans sa faute se lèvent. »
« JE CHÂTIE MON FILS PAR LE BÂTON PARCE QUE JE L’AIME »
Gilbert Tein a le souvenir d’actes « à la limite du pénal », de chairs parfois marquées jusqu’au sang. Dans un esprit « biblique », « je châtie mon fils par le bâton parce que je l’aime. Je frappe ce corps qui héberge l’esprit de la bêtise pour empêcher un début de dérapage, de délinquance ».
« On préserve le fautif du Camp-Est », plaide Hippolyte Wakewi Sinewami Htamumu, pour qui l’emprisonnement est l’échec ultime de la communauté. « Tu ne te construis pas entre quatre murs. » Le plus terrible châtiment de son tribunal, qu’il considère bien pire que n’importe quel coup, est « le bannissement ». À La Roche, cette peine a dernièrement été prononcée à l’encontre de « trois récidivistes », interdits de fouler le sol de Maré pendant deux ans. Une mesure d’éloignement qui, paradoxalement, est certainement moins grave que les coups, du point de vue de la loi de la République.
UNE « PERTE DE REPÈRES » DE LA SOCIÉTÉ KANAK
S’ils revendiquent une certaine pratique de l’astiquage, les deux coutumiers conviennent que la violence, dans les foyers calédoniens, est parfois excessive. « Il ne faut pas confondre correction et maltraitance. Quand il faut corriger un jeune, il ne faut pas que cela devienne une industrie », dit Gilbert Tein. Hippolyte Sinewami partage ce sentiment ‒ « je le dis aussi, il y a de l’abus » ‒ et constate avec inquiétude un manque de dialogue au sein des familles, qui tire son origine d’« une évolution brutale de la société kanak ».
« Il faut plus de présence pour éduquer les enfants, mais il n’y a plus personne pour le faire. Il faut avoir un travail, s’organiser avec le système, s’ouvrir, avoir la télé, internet… Et il faut continuer à faire le champ, ramener du poisson… Il y a une perte de repères. »
Gilles Caprais