L’accès aux terres, une entrave à l’entrepreneuriat des femmes kanak

L’atelier consacré à l’entrepreneuriat au féminin, notamment sous statut coutumier, organisé dans le cadre du Nouméa Women’s Forum vendredi, a été particulièrement prolifique. Plusieurs freins ont été relevés, comme l’absence de données et la difficulté pour les femmes de disposer de terres coutumières pour y développer leur projet.

« Comment concilier la vie de famille au sens élargi, en plus des enfants, les obligations familiales claniques et la volonté de s’investir dans son entreprise ? », interroge John Passa, sociologue et président de l’association des entrepreneurs kanak. Les problématiques spécifiques liées au développement de projets d’entreprise chez les Mélanésiennes de statut coutumier ont été amplement discutées et analysées lors de cet atelier consacré à l’entrepreneuriat féminin dans le cadre du Nouméa Women’s Forum, organisé par la province Sud.

« Nos vieux doivent changer leur regard »

Plusieurs problèmes ont été relevés. D’abord, un manque de données sur le secteur, mais aussi l’inadéquation de la philosophie entrepreneuriale avec la coutume ou encore les problématiques posées par la redistribution. Et surtout, la question de l’accès aux terres coutumières. Yvette Danguigny porte le projet « La route de la natte », qui implique de remettre au cœur de la coutume des objets d’échange traditionnels tels que la natte et donc de sauvegarder le pandanus.

Mais pour en planter, il faut des terres. « Pour n’importe quel projet, la banque nous demande le document qui nous autorise à utiliser le foncier, c’est la garantie. Mais pour en avoir, il faut l’accord des hommes, explique Yvette Danguigny. Notre système est communautaire, donc quand une femme entreprend seule, on la regarde comme celle qui s’extrait de la communauté, qui fait quelque chose uniquement pour elle. Nos vieux doivent changer leur regard là-dessus. »

En plus, dans la coutume, le statut de la femme diffère selon qu’elle est jeune fille, veuve, mariée ou célibataire avec enfant. D’où la question de la pérennité de son projet en cas de divorce ou de décès, la transmission du bien n’allant pas forcément de soi. Autre difficulté pour disposer de foncier, développe John Passa, les cas où les chefferies ne sont pas installées. « Les successions ont parfois du mal à se faire. Soit les enfants sont trop jeunes, soit il y a une mésentente entre les clans. Il faut que les chefferies s’adaptent à la réalité et trouvent quelqu’un sans forcément chercher la filiation à tout prix. »

Davantage de femmes au Sénat coutumier

Représentant la jeunesse, Hippolyte Sinewami- Htamumu, grand chef de La Roche à Maré et élu au Sénat coutumier, veut prendre part au changement. « Il faut participer à l’émancipation de nos femmes. Les anciens avaient leur façon de vivre, on essaye de changer les choses en tant que jeunes ». John Passa l’incite à passer à l’acte dans son district. « Il pourrait mettre en place des sites pilotes, ce qui permettrait de voir comment ça marche. »

D’autres idées ont émergé, comme l’encadrement et la valorisation de l’économie sociale et solidaire, qui semble davantage adaptée à la vie coutumière, notamment à travers la mise en place de coopératives, la création d’un statut saisonnier pour celles qui assurent une activité périodique, par exemple de la couture pendant la saison des mariages, ou encore désigner une femme qui représente celles de la tribu au Sénat coutumier. C’est un début, l’aire Drubea-Kapumë dispose d’une telle représentation. Et maintenant ? À l’image de certains participants, John Passa assure qu’il va surveiller la suite qui sera donnée au forum. « En tant que président de l’association des entrepreneurs kanak, j’ai envie que les choses se concrétisent pour les femmes. »


Hippolyte Sinewami-Htamumu, grand chef de La Roche à Maré
« Dans la coutume, tout tourne autour de la femme »

Pourquoi participer à ce forum, qu’est-ce qui vous a sensibilisé à cette thématique ?

C’est important parce que la femme doit se défendre et s’affirmer deux fois plus que l’homme et elle fait face à différentes discriminations, alors qu’elle est un pilier au quotidien. Moi, j’ai été sensibilisé par ma famille avec ma mère, déjà. Papa était grand chef, c’était un pur coutumier, il n’avait pas de travail et cultivait à la maison et maman était institutrice, donc ça chamboule les mentalités. Et j’ai grandi avec ma grand-mère, qui était une femme très active, elle faisait des livraisons partout sur la Grande Terre et je pense que c’est ça aussi qui m’a influencé dans ma vision des femmes. On est également tout le temps ensemble avec ma grande sœur et c’est elle qui m’oriente. Et depuis 2000, avec ma femme, qui a fait des études en France et est très ouverte. Tout cela a contribué à ma vision.

Quelle est la place de la femme dans la coutume ?
À chaque fois on me dit : « mais la femme elle est invisible dans la coutume ». En fait, tout tourne autour de la femme, quand on fait un travail coutumier, dans les mariages, dans les décès, les baptêmes, le travail se fait par rapport à la femme, par rapport au tonton maternel, etc. La place est là, même si elle n’est peut- être pas visible. Ce qui commence à changer, c’est qu’il y a des femmes qui sont cheffes de clan et des femmes qui sont entrepreneures. Par exemple moi, quand mon père est mort, je me suis retourné vers ma sœur aînée pour le Sénat coutumier et pour être chef, mais elle voulait se lancer dans les communales.

Comment passe votre discours auprès des anciens et allez-vous vous inspirer de certaines idées issues du forum à La Roche ?

C’est un peu difficile. Les mentalités ne vont pas changer du jour au lendemain. Il y a le combat identitaire, la reconnaissance et tous ces éléments extérieurs qui nous arrivent de plein fouet, donc c’est un travail qui demande du temps, il faut être patient. Je vais m’inspirer du travail fait. Déjà, il faut réaffirmer la place de la femme sur le terrain. Je pense à celles qui sont veuves ou qui ne sont pas mariées et qui n’ont pas de foncier. Tout ça, c’est à repenser et à travailler au sein même de la chefferie. Cela me tient à cœur. Et trouver la place pour qu’elles se sentent bien. Le bien-être, c’est là où tout commence. Si on est bien dans sa peau, on peut entreprendre et réussir.

A.-C.P

 

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