La dépopulation du Pacifique, un traumatisme à guérir

Après plus de 30 ans de recherche sur l’histoire démographique kanak, Christophe Sand « considère éthiquement que j’ai à rendre au pays ce qu’il m’a donné ». D’où ce livre, qui raconte « un drame humain sans nom », « douloureux à écrire ». / © A.-C.P.

Avec Hécatombe océanienne, l’archéologue Christophe Sand retourne plusieurs siècles en arrière étudier le peuplement des îles du Pacifique, au temps des premiers contacts avec les Européens, remonter le fil de la dépopulation et ses multiples conséquences, maladies, guerres, déstabilisation des sociétés traditionnelles, dont il reste des traces aujourd’hui.

Cela fait plus de 30 ans que Christophe Sand mène l’enquête avec ses collègues archéologues, afin de répondre à une question : combien de Kanak vivaient en Nouvelle-Calédonie au moment du premier contact extérieur ? Leur nombre officiel est évalué entre 40 à 80 000. Mais il serait sous-estimé. « Quand on a commencé à faire des inventaires, on a tout de suite senti qu’il y avait quelque chose qui clochait », raconte l’archéologue. Ce qu’ils voient sur le terrain ne correspond pas à ce chiffre. Les observations de sites et de vestiges laissent penser qu’ils sont dimensionnés pour des groupes plus importants. « On voyait des villages de quelques dizaines de cases tous les 300 mètres pendant des kilomètres ; des tarodières en terrasse qui couvrent d’un seul tenant des centaines d’hectares ; de grands ensembles de billons d’ignames de centaines de mètres de long densément répartis sur des plaines côtières… »

Les équipes entament un long travail de recherche, qui mène Christophe Sand à étudier la dépopulation qui découle des premiers contacts. Bientôt à la retraite, il éprouve le besoin « de rendre l’information ». Si l’idée, au départ, est de se focaliser sur la Nouvelle-Calédonie, il réalise que d’autres régions du Pacifique sont concernées. Hécatombe océanienne était né. Le tome un d’une trilogie dont l’investigation le porte jusqu’aux îles voisines de la Mélanésie, la Polynésie et la Micronésie. « Il m’a semblé intéressant de voir les rouages communs pour, dans un second temps, insister sur ce qui constitue la spécificité calédonienne. » Les deux ouvrages suivants y seront consacrés.

À son arrivée en Nouvelle-Calédonie, en 1774, un membre de l’équipage de James Cook estime la population à quelque cinquante mille âmes, un chiffre qui va être repris au moment
de la colonisation. / © Collection C. Sand

DES POPULATIONS SOUS-ÉVALUÉES

Le chercheur identifie des mécaniques similaires. En tête, la sous-évaluation de la population initiale. Tahiti est « un des modèles phares sur lequel ont travaillé les démographes historiques ». Officiellement jusqu’aux années 1990, l’île comptait, selon eux, 35 000 personnes environ. « Aujourd’hui, on table plutôt entre 100 et 150 000. » C’est le cas aussi à Hawaï, par exemple. En revanche, le processus de dépopulation est bien plus « éclectique ». Si l’archipel des Marquises a perdu a minima 95 % de ses habitants, à d’autres endroits, la chute apparaît plutôt être de l’ordre de 70 à 80 %, comme à Tonga, Samoa, Wallis… « En fonction de leur histoire particulière, il y a des endroits où les impacts ont été très forts et d’autres où ils ont été plus faibles. » Et puis, il y a les territoires sur lesquels il existe peu d’informations, ce qui conduirait à des estimations basses. À Bora- Bora, la perte d’habitants semble être de 35 %. Juste à côté, à Raiatea, mieux documentée, elle est d’au moins 80 %. « Une fois qu’on met de côté la dizaine de cas en dessous de 50 %, dont la Nouvelle-Calédonie fait partie, on est entre 75 et 85 %. Vouloir que tout le Pacifique ait été frappé par une dépopulation massive est certainement une erreur historique. »

LE TEMPS DES CRISES

Les maladies que les voyageurs et les marins européens ramènent dans leurs bagages en sont responsables. Tuberculose, rougeole, oreillons, syphilis, scarlatine, etc. Les gens n’étant pas immunisés, « une épidémie de grippe peut emporter entre 20 et 30 % d’un peuplement en deux mois ». Cette importante mortalité bouleverse les sociétés traditionnelles, provoque des guerres et des réorganisations sociales forcées. « Dans la première moitié du XIXe siècle, toutes les îles traversent des luttes internes, ce qui montre un effondrement des systèmes et des stabilités anciennes. »

La chute démographique est accélérée par l’apparition de l’infertilité, causée par l’introduction de maladies sexuellement transmissibles. « Chez les Maoris, en Nouvelle-Zélande, au moment de la prise de possession anglaise dans les années 1840, presque la moitié des couples en âge d’enfanter sont stériles. Au Nord des Salomon, il y a des endroits où il n’y a plus d’enfants, les gens vont dans d’autres tribus pour en acheter et les ramener chez eux. On a des descriptions du même genre dans des villages au Vanuatu, fin XIXe – début XXe. »

Cette situation sert les missionnaires, facilitant la christianisation. « Ils disent que les gens doivent être baptisés avant de mourir, sinon ils vont en enfer. Involontairement, le discours crée un lien entre les épidémies, la mortalité et la présentation de ce nouveau Dieu. Les Océaniens se disent “si on fait coutume avec lui, on ne va pas mourir”. »

Portrait d’habitants de Nuku Hiva, aux Marquises, par Dumont d’Urville, en 1835. L’archipel a perdu a minima 95 % de sa population. / © Collection C. Sand

PRENDRE L’HISTOIRE DANS SON ENSEMBLE

Mais la principale conséquence est sans doute celle sur le long terme liée à ce « trau- matisme collectif extrêmement violent », qui aurait des conséquences aujourd’hui. Le livre, qui en parle, se veut être une des clés de compréhension du présent. « Ce statu quo qui se perpétue depuis trop longtemps ne permet pas aux populations du Pacifique de comprendre pourquoi une partie de leur fonctionnement traditionnel est instable, pourquoi les conflits de terre sont si nombreux, pourquoi un pan des traditions orales semble incomplet. »

L’archéologue a l’espoir que ces pages servent aux Océaniens à « repenser leur histoire des derniers siècles », qu’ils fassent « un travail de deuil », parviennent « à guérir ce trauma afin d’avancer ». Et pas seulement. Il s’agit, pour chacun, de revoir sa vision de l’histoire du pays et de la région. De changer son regard afin d’éviter les « fausses affirmations sur ce qui est censé avoir été » et « de sortir des postures ».

Plus globalement, considère Christophe Sand, il est temps de répondre à la demande des sociétés océaniennes de réécrire l’histoire du Pacifique dans son ensemble et non plus à partir de la période coloniale, afin qu’elle ne soit plus considérée comme le début de leur histoire.

Anne-Claire Pophillat

Un phénomène précoce en Mélanésie

La Mélanésie est identifiée comme étant moins peuplée que la Polynésie et la Micronésie. L’idée généralement admise est « qu’il n’y a pas eu beaucoup de contacts, donc pas d’introduction de maladie, ni de baisse précoce de population ». Et que les maladies ont seulement commencé à avoir un impact à partir du milieu et de la fin du XIXe.

Or, il s’agit de la première région du Pacifique à « expérimenter une tentative de colonisation en 1557 et 1595 par les Espagnols », raconte le chercheur, qui évoque l’arrivée de plusieurs bateaux aux îles Salomon. Ces derniers décrivent au contraire « qu’il y a plein de monde partout, là où, 200 ans plus tard, ce sera vide ». Christophe Sand affirme, au vu « des données archéologiques », qu’il y a eu, en réalité, « de la dépopulation très tôt, probablement avant la Polynésie, et elle démarre de façon très forte dans certains archipels dès la fin du XVIIIe »

Nouvelle-Calédonie : un nombre d’habitants encore indéfini

L’archéologue ne donne pas de chiffre sur la population kanak avant les premiers contacts. « On ne le sait pas encore, parce que le travail n’est pas tout à fait terminé. » Seule certitude, le chiffre dépasserait les 100 000 personnes. Le mystère devrait être levé dans les tomes à venir, uniquement consacrés à la Nouvelle-Calédonie.

Dans le deuxième, Christophe Sand fait le chemin à l’envers, à partir du début du XXe siècle et jusqu’à l’arrivée des « teachers » protestants aux Loyauté, à Yaté et à l’île des Pins, en reprenant les traditions orales, les archives coloniales et des missionnaires, dans le but de proposer un chiffre à partir de 1840.

Dans le troisième volume, il s’attachera à dresser une histoire de la démographie kanak depuis le premier peuplement il y a 3 000 ans en fonction des traces archéologiques, en vue d’évaluer la population à l’arrivée de James Cook en 1774.

Une vision occidentale

Ce sujet n’a jamais été une priorité, représentant une « forme de malaise » pour les Européens quand, du côté des Océaniens, « l’urgence était de reconstruire des sociétés à peu près stables dans un contexte de décolonisation ».

Aujourd’hui, le contexte est différent, et c’est ne pas se pencher dessus « qui devient handicapant », occultant une partie de l’histoire des peuples du Pacifique. « Les sociétés traditionnelles océaniennes commencent à être grippées parce qu’elles se sont appuyées sur une vision occidentale d’elles-mêmes, ce qui les a figées, leur faisant penser que la tradition est quelque chose d’immuable, ce qui n’est pas le cas. »

Christophe Sand considère ce livre comme un moyen d’expliquer ce qu’il s’est passé, « que les sociétés océaniennes ne fonctionnent pas comme il y a 300 ans », et en quoi les « événements très perturbateurs » ont un impact aujourd’hui.