Les anciens se souviennent des coups, mais ont parfois oublié l’importance du reste de l’éducation, estime le directeur de l’association pour la protection de l’enfance, de la jeunesse et des adultes en difficulté (APEJ), pour qui la nostalgie de l’astiquage est le révélateur d’un « défaut de parole » généralisé.
DNC : Quelle raison vous a poussé à travailler sur la question de l’astiquage ?
Jone Passa : Je crois que c’est le sentiment d’impuissance des parents. Ils sont confrontés à des enfants qui sont de moins en moins réceptifs à la parole éducative, aux règles. Pour eux, la classification de l’astiquage comme une forme de maltraitance, c’est la dépossession d’un outil qui avait le mérite d’exister et qui pouvait rattraper la dérive des jeunes qui s’opposent à l’autorité.
Dans vos conférences, vous expliquez que les parents se souviennent des coups, mais oublient parfois le reste de leur éducation.
Oui, car les corps portent les traces des coups. Et c’est très questionnant, parce que beaucoup de personnes en parlent avec un côté nostalgique. De la réussite de leur éducation, les gens retiennent l’astiquage. Ils s’en souviennent comme d’un élément positif, structurant. Ils aimeraient retrouver cette période où, selon eux, les choses étaient cadrées, où tout rentrait dans l’ordre après l’astiquage. Ils ont cette vision idyllique ‒ et je ne leur en veux pas ‒ où l’on corrige pour faire rentrer dans le droit chemin. Il y a un côté très religieux. D’ailleurs, ce sont les missionnaires catholiques qui ont apporté le nerf de bœuf. Dans d’autres pays, c’est une arme de guerre. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’astiquage avant : la pratique était codifiée, avec l’usage de végétaux qui marquaient le corps au degré voulu.
Mais l’influence chrétienne est évidente. Si on parle de religion, on parle aussi de communautés, de tribus. La coutume a récupéré cette pratique de l’astiquage pour en faire un élément de régulation, de cohésion sociale. Et c’est cela qui est difficile à comprendre. Aujourd’hui, on est dans l’opposé : les parents sont condamnés pour avoir utilisé ce qu’ils estiment être un outil de cohésion.
Il y a une incompréhension de fond entre les parents calédoniens, qui ont la mémoire de l’astiquage, et la logique de protection de l’individu. Quand on fait des séances de parentalité, ça ne répond pas à la question fondamentale de la nature des dysfonctionnements qui font que les parents sévissent.
« De la réussite de leur éducation, les gens retiennent l’astiquage. »
Quelle différence faites-vous entre astiquage et simple maltraitance ?
L’astiquage fait partie d’un processus constitué de paroles, de réparations, d’évaluation des responsabilités individuelles et collectives. Souvent, celui qui a commis la faute n’est pas le seul qui est astiqué. Il y a d’abord ceux qui ont failli à leur rôle d’éducateur. Et l’astiquage n’est pas l’élément premier. C’est en fin de course qu’il est sollicité.
Or, dans les pratiques d’aujourd’hui, il y a une inversion. Les parents ‒ surtout les pères ‒ posent l’astiquage comme l’élément premier. Ça va parfois jusqu’au fer à béton, aux boucles de ceinture, aux coups de poings… Quand on entend « j’ai bombardé mon gamin », on sent bien qu’il y a un glissement, une confusion entre astiquage et maltraitance. Et souvent, il y a très peu de paroles. Les parents pensent que donner des injonctions ‒ « ne fais pas ci, ne fais pas ça ! », c’est éduquer. La vraie question, c’est comment donner aux parents les moyens de parler aux enfants ? Certains maîtrisent mieux les rapports sociaux de leur société d’origine que les nouveaux rapports, ceux de la société actuelle.
Le manque de parole dans la famille vient-il de la société ?
Le cercle familial, c’est la caisse de résonance. La parole fait défaut dans l’ensemble du pays. On a beau dire « Terre de parole, Terre de partage »… C’est un slogan qu’il faudra revoir. La société ne se parle pas.
Vous évoquez parfois les « angoisses accumulées » de la société calédonienne. Est-ce un cadre d’analyse pertinent dans le cas présent ?
Il y a une inquiétude à tous les niveaux : politique, économique… Pour sortir de cette incertitude, les gens essaient de compenser. Ils boostent les gamins, ils espèrent de bons résultats à l’école pour que leurs enfants aient une place dans la société actuelle. Et si, au bout du bout, cet investissement ne paie pas, la violence devient un outil de mise en conformité avec l’attente de la société. C’est une pression énorme.
Propos recueillis par Gilles Caprais