Ivan Hillaireau, grand cœur ovale

Au touch rugby, pas de plaquage en match. À l’entraînement, les anciennes comme Hortense (à droite) et Cassidy servent d’exemple aux plus jeunes. Crédit : G.C

À l’AS Magenta touch rugby, on lit autant qu’on joue. Mu par une soif de justice sociale, Ivan Hillaireau sillonne les quartiers défavorisés du Grand Nouméa depuis 2015, décidé à ouvrir aux enfants, aux filles en particulier, la possibilité d’une vie meilleure.

Six coups de klaxon. Personne ne sort du bâtiment. Crampons aux pieds, Marjo descend du minibus et s’en va toquer. « Marjolaine, affole-toi, on n’a pas le temps ! » Sous la pluie battante, elle s’éloigne sans presser le pas. « Elle est de très bonne volonté mais elle avance à la vitesse d’un scarabée », grommelle Ivan Hillaireau. La tournée a commencé il y a une heure et il reste plus de la moitié. Il faut encore passer par Auteuil, Rivière-Salée, une maison cachée dans les hauteurs de Montravel, Kaméré… Et Marjolaine ne revient toujours pas. La négociation avec les parents s’éternise. Deux coups de klaxon rageurs. « Le plus difficile, ce n’est pas les enfants, ce sont les parents. Il faut batailler pour leur faire comprendre qu’il n’y a pas de scolarité sans sport. » Marjo revient bredouille, Ivan râle et s’en va klaxonner plus loin.

L’équipe finira par rejoindre le parc de Ouémo, terrain d’entraînement occasionnel sans poteaux ni lignes blanches, l’herbe plus haute que les chevilles. Deux heures de courses, de plaquages, de consignes éructées, de rires, et le minibus repart pour la même tournée. Ivan rentrera chez lui vers 21 heures, comme souvent depuis qu’il a fondé la section touch rugby de l’AS Magenta, en 2015.

UN CHOC DES CULTURES

« Au départ, les gens le prenaient un peu pour un rigolo », se souvient Ezecquiel Waneux, président de l’association Mieux vivre à Magenta tours. « Les filles qui jouent au rugby, dans notre culture, c’est un peu étrange. Mais les gens ont laissé faire et il a su gagner leur confiance. Je lui dis bravo. » Les parents laissent les filles jouer au rugby le mercredi et le vendredi. Le samedi, le reste de l’équipe de bénévoles du club (Florian Loops, Alizée Bonnet…) leur dispensent des cours de français, d’anglais, de maths, leur parlent de condition féminine ou d’environnement dans le petit local à l’entrée des tours. Le dimanche, le minibus prend la direction du marché aux puces de Pont-des-Français.

« Il trouve des BD qui coûtent 500 francs. Il t’envoie les acheter mais il ne te donne que 300 francs pour que tu apprennes à négocier », raconte Kenza Cariou, 16 ans dont huit au sein du « rugby social club », comme Ivan l’appelle parfois. Le club est « une échappatoire » pour les filles des quartiers défavorisés, considère Kenza. Certaines font « de grosses bêtises », mais elle ne les juge pas. « Si je n’étais pas entrée au club de rugby, je ne sais pas où je serais. Et quand je vois tous les voyages que j’ai faits, en Métropole et en Nouvelle-Calédonie, tous les projets que j’ai présentés à la mairie… Je me rends bien compte qu’à mon âge, peu de personnes ont ce parcours. » Ivan, « c’est comme un deuxième papa. Mes parents le disent aussi. Quand elles ont des problèmes, certaines filles l’appellent et pas leurs parents. Il est toujours là pour nous, il fait en sorte qu’on réussisse. » Mais qu’est-ce que la réussite ?

Ivan Hillaireau voit passer peu de garçons sous son intraitable houlette. « Les filles sont plus volontaires, plus guerrières, elles sont capables de travailler plus longtemps. Elles n’ont pas le choix ! Elles le comprennent très vite : quand on vient de leur milieu social, on n’a pas d’autre choix que se démarquer. » Crédit : G.C

DES FEMMES « QUI ASSUMENT
DES RESPONSABILITÉS »

« Quand je les sens de plus en plus autonomes, je me dis que ça a marché », répond Ivan, moins intéressé par le fait de former de grandes rugbywomen – il a pourtant entraîné Yolaine Yengo et Marie-Hélène Wahnawe en sélection jusqu’aux Jeux de Nouméa 2011 – que des femmes qui « assument des responsabilités » dans leur vie, en société, en politique, etc. Le sport n’est qu’une excellente façon de leur donner des outils « pour se révéler, se faire connaître ». Par le rugby, « c’est plus simple de transmettre des valeurs », estime celui qui continue de suivre les traces de crampons de son père.

Ivan enfile sa première chasuble à Voiron, au pied des Alpes. Il joue centre, comme son modèle Jo Maso, « la perfection technique ». Demi de mêlée, aussi, pour un bref passage sous les couleurs de Bourgoin-Jallieu, place forte du rugby français, alors solidement ancrée en première division. Il côtoie les illustres Marc Cécillon, Didier Camberabero… Un petit tour de terrain d’honneur et puis s’en va. « Je n’ai jamais envisagé d’aller loin dans le rugby. Je voulais être juriste. » Après la faculté de droit de Montpellier, il travaille pour l’armée tout en restant civil. Il est envoyé en Nouvelle-Calédonie début 1988.

LES MÊMES VALEURS

Habité par le souvenir d’une Côte d’Ivoire relativement sereine, celle où il a passé une bonne partie de son enfance, il ne conçoit pas autre chose que la fraternité. « Je me disais qu’il n’y avait pas de raison de ne pas s’entendre. Je suis allé un peu partout, et j’ai vu que dans la coutume, les valeurs étaient les mêmes que celles de la République. » Sa vie s’ancre ici. Il épouse une femme de Lifou, fonde avec elle une famille de cinq enfants. Ses six piliers vivent actuellement en Europe – pour ne citer qu’elle, sa fille Claire évolue en Suisse et joue pour l’équipe nationale de rugby à XV – ce qui implique pour Ivan une double journée. « La nuit, ma femme et mes filles m’appellent. Je ne dors pas beaucoup », constate le jeune sexagénaire. Sa fatigue est bien cachée derrière une énergie si débordante qu’aucune porte ne semble pouvoir lui résister.

« École de rugby, école de la vie ». Ce slogan trop souvent galvaudé trouve un sens à l’AS Magenta. Le minibus sillonne la ville, déluge ou pas, pour emmener les enfants sur le terrain, dans une salle de classe, planter des arbres au Ouen Toro… Crédit : G.C

PAS DE MAGIE,
JUSTE UNE BONNE RECETTE

Les institutions ne rechignent pas à subventionner le club. Des entreprises sont devenues mécènes. Ont-elles vraiment le choix ? « Ivan, on ne peut pas le contredire », explique Kenza Cariou. « Il n’a jamais tort, même quand il a tort. » Les médias suivent le mouvement et apportent une lumière utile. Les filles sont parfois reconnues dans la rue. « Ça les rend fières et ça les oblige encore davantage à avoir un comportement exemplaire », se réjouit l’entraîneur, qui s’est fait remarquer pour sa belle attitude, lui aussi. La Fédération française de rugby a décerné au club le Prix national du projet rugby social en 2019. En Nouvelle-Calédonie, des politiques observent avec attention la magie de l’AS Magenta Touch rugby, en quête de réponses aux maux du pays. Ivan n’a pas le sentiment d’avoir découvert le secret de la pierre philosophale. Moins alchimiste que cuisinier, il applique simplement une recette de grand-père : s’occuper des gamins, les préserver de la violence, les éloigner des excès d’alcool, de politique et de religion. Dans une marmite ovale, saupoudrez le tout d’une générosité débordante. Laissez mijoter longtemps, très longtemps.

Gilles Caprais