« Il y a un sens à repenser l’organisation judiciaire »

Jean-Jacques Urvoas, le garde des Sceaux, était en visite sur le territoire du 14 au 20 décembre. Institutions, groupes politiques, Camp-Est et province Nord, le ministre de la Justice a rencontré l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire calédonienne. Retour sur ce déplacement avec James Juan, le procureur général, représentant du ministère de la Justice en Nouvelle-Calédonie.

DNC : Que retenez-vous de la visite du Garde des Sceaux ?

James Juan : C’est un moment très fort pour nous, autorités judiciaires. Il faut le rappeler, la dernière fois qu’un garde des Sceaux est venu en Nouvelle-Calédonie, c’était Monsieur Pierre Arpaillange, en 1986. Il n’y en n’avait pas eu depuis cette époque. D’où l’importance de la visite de Jean-Jacques Urvoas. Il nous avait prévenu qu’il ne ferait pas d’annonce particulière parce que ce n’est pas sa volonté que de jouer au père Noël. L’important était de pouvoir rencontrer les femmes et les hommes, de voir dans quelles conditions ils travaillent, de voir comment la justice est rendue sur ce territoire.

De ce point de vue-là, vous êtes satisfaits, vous avez pu le rencontrer et échanger avec lui ?

Pour nous, c’est une très grande satisfaction qu’il ait pu toucher du doigt la réalité judiciaire en Nouvelle-Calédonie. Bien sûr, c’est notre rôle, aux chefs de cour, de lui faire remonter nos préoccupations. Il y a des rapports, des comptes rendus, des visioconférences, mais rien ne vaut le contact sur le terrain. C’est là qu’il a compris qu’en Nouvelle-Calédonie, nous avons nos spécificités et ce n’est pas suffisant de le dire. D’abord au niveau du site judiciaire, nous avons des préoccupations immobilières. Il a vu les conditions dans lesquelles nous travaillons, l’exiguïté des locaux, l’éclatement des bâtiments. Cela explique les projets immobiliers que nous avons mis en place et pour lesquels nous avons demandé des financements. Il a rencontré les fonctionnaires, les magistrats qui lui ont expliqué de vive voix leurs préoccupations en matière de moyens humains, de matériel. En fin de séjour, nous avons eu l’agréable surprise d’entendre le garde des Sceaux dire qu’il allait prendre les mesures pour un renforcement du personnel du greffe et des effectifs du parquet du tribunal de première instance de Nouméa. Pour nous, ce sont des mesures extrêmement attendues et satisfaisantes.

Il y a eu un autre temps fort, celui de la visite du centre pénitentiaire du Camp- Est, un endroit très symbolique du paysage judiciaire calédonien. Vous l’avez accompagné lors de cette visite…

Il s’est rendu compte des travaux de réaménagement qui ont été réalisés. Souvent, malheureusement, quand on parle du Camp-Est, on se réfère toujours à la situation d’avant 2013. Encore récemment, j’ai vu que l’on montrait des photos d’un Camp-Est complètement délabré avec des conditions indignes. Ce n’est pas la réalité, ce n’est plus la réalité ! La réalité, il s’en est rendu compte et il l’a dit, c’est que les conditions se sont considérablement améliorées même si évidemment, il reste des choses à faire.

Le Camp-Est présente-t-il aujourd’hui une situation acceptable du point de vue de la dignité ?

On est dans une situation qui est acceptable par rapport à d’autres établissements en métropole et en outre mer. À Nouméa, il y a encore beaucoup d’efforts à faire, notamment sur le plan de la surpopulation. On est à 125 % de suroccupation, ce qui est moins dramatique que les 200 % qu’on avait il n’y a pas si longtemps. Cela découle de la politique mise en place concernant les aménagements de peine, la prise en charge des détenus, la construction d’un quartier de préparation à la sortie des détenus. Il y a un certain nombre de mesures fortes qui ont contribué à faire baisser cette surpopulation qui n’est pas encore satisfaisante, certes, mais encore une fois, les conditions se sont considérablement améliorées.

Vous faites référence aux aménagements de peine que préconisait la circulaire de politique judiciaire territoriale de l’ancienne garde des Sceaux, Christiane Taubira. Où en est l’application de cette circulaire de 2013 ?

Nous avons répondu entièrement aux attentes de cette circulaire qui était spécifique à la Nouvelle-Calédonie et qui était axée principalement sur la politique du Camp-Est. Il s’agissait de réduire la surpopulation pénale en développant les mesures alternatives aux poursuites, en aménageant autant que faire se peut, les peines qui sont prononcées et en faisant en sorte que le passage en détention ne soit pas un simple temps de privation des libertés, mais un temps de préparation à la réinsertion des détenus. Ces objectifs-là ont été atteints avec le renforcement du personnel du service pénitentiaire d’insertion et de probation, le SPIP, qui fait un très gros travail dans ce domaine. Cela fait qu’aujourd’hui, oui, l’action est plutôt orientée vers la réinsertion avec une politique de réaménagement des peines. Nos concitoyens ont parfois un peu de mal à comprendre cette politique car ils pensent à tort qu’un détenu, quand il a une peine de prison, c’est une peine de privation des libertés pure et simple, du début à la fin.

Nous ne sommes pas dans cette logique-là. La logique veut qu’une peine de prison aboutisse à une privation des libertés mais elle a pour objectif de préparer la sortie d’un détenu pour éviter qu’à la fin de sa peine, il soit, entre guillemets, relâché dans la nature sans aucun projet professionnel ni de formation. C’est la pire des choses. Après, nous sommes sur des libertés individuelles, il y a des gens qui sont dans une véritable dynamique de réinsertion mais malheureusement, d’autres qui, malgré, les aides qui sont apportées, s’installent dans un processus de délinquance, de récidive.

Est-ce qu’il n’y a pas un certain échec de la politique judiciaire quand un certain nombre des délinquants présente un taux de récidive important et pour lesquels, l’exemplarité de la justice et la peine n’ont plus de sens ? N’est-ce pas notamment le cas d’une partie des délinquants que l’on peut retrouver à Saint-Louis ?

Il ne faut pas faire une généralité de la situation des individus qui sont impliqués dans les événements de Saint-Louis. Tous les détenus qui ont été condamnés et ont bénéficié de projets de réinsertion ne tombent pas dans la récidive. Heureusement, le contraire serait désespérant. On constate aujourd’hui que certains ne veulent pas bénéficier des aides pour sortir de cette spirale. J’entends parfois dire que la prison ne joue pas son rôle dans la réinsertion des détenus. Il ne faut pas oublier que ces situations sont le résultat d’un certain nombre d’échecs, celle de la prise en charge scolaire, de la prise en charge familiale, de la formation… Un certain nombre d’échecs que l’on récupère en bout de chaîne et on demande à la justice et à l’administration pénitentiaire, en quelques mois, de remettre quelqu’un dans le droit chemin, dans la vie active etc. En amont, il y a un certain nombre de dispositifs qui ont échoué et il faut se poser les vraies questions pour savoir pourquoi ils ont échoué.

Les détenus au Camp-Est sont à plus de 90 % des Kanak, cette situation pose question. Lors de son passage au Sénat coutumier, le garde des Sceaux a indiqué qu’il fallait davantage de coutume dans la justice calédonienne. La coutume est déjà présente mais où en est-on aujourd’hui et peut-on aller plus loin ?

La prise en compte de la coutume est très présente dans le fonctionnement de la justice. Personne ne remet en cause la place de la coutume dans le traitement d’affaires civiles comme des problèmes liés à la terre, au statut familial, les séparations, la garde des enfants. Cela existe et cela fonctionne. La problématique se pose pour le traitement de la délinquance qui relève de l’État. On ne va pas aujourd’hui, dans la République française, accepter des façons de faire qui ne correspondent pas aux valeurs de la République comme l’application de l’astiquage. La République française peut difficilement accepter que les châtiments corporels soient une sanction applicable à une partie de la population.

Le garde des Sceaux parlait de la Nouvelle- Calédonie comme d’un laboratoire de la justice restaurative. En quoi concrètement, la Calédonie constitue-t-elle un laboratoire en la matière ?

C’est un dispositif original dans ce sens où il n’a rien à voir avec l’application de la peine. En fait, sur la base du volontariat, de la victime et de l’auteur d’une infraction, il s’agit de les mettre en présence de façon à ce que chacun puisse rencontrer l’autre. La justice restaurative vise à restaurer la victime dans ses droits et son statut de victime et à permettre à l’auteur de l’infraction de s’exprimer et s’expliquer. Souvent l’auteur ne se rend pas compte des conséquences de ses actes pour la victime, sa famille, son entourage. Et la victime n’a parfois pas non plus conscience de l’état dans lequel se trouvait l’auteur et de sa situation personnelle quand il a commis les faits. Pourquoi la Calédonie peut-être un laboratoire ? Parce que dans la coutume mélanésienne, il y a cette coutume du pardon qui permet, justement, de mettre en présence la victime et l’auteur et leurs clans. C’est en ce sens que l’on est déjà sur un terrain où la justice restaurative existe d’une certaine façon et qui pourrait être développée parce que cela ne concerne pas uniquement les personnes de statut coutumier.

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A l’occasion de la visite du Sénat coutumier, Jean-Jacques Urvoas, le Garde des Sceaux, a plaidé pour la coutume soit davantage présente dans la justice calédonienne. Une convention initiée en 2015 facilitant la visite des Sénateurs au Camp Est a également été reconduite durant la visite.

 

L’actualité judiciaire en métropole, avec le procès de Christine Lagarde, et en Nouvelle- Calédonie, avec celui d’Harold Martin, interroge sur l’existence d’une justice à deux vitesses. Quel message fait passer la justice à la population en dispensant de peine Christine Lagarde et en tenant compte du fait que les réquisitions en appel de l’avocat général à l’encontre de l’ancien président du gouvernement ne prévoient plus de prison ?

Il est encore prématuré de dire quel sort sera réservé à Monsieur Harold Martin. Mais le ministère public requiert ce qu’il croit conforme au bien de la justice. Par rapport à une infraction commise, il y a un ensemble d’éléments qui entrent en ligne de compte. Il y a une appréciation qui a été faite en première instance et une autre appréciation qui a été faite en appel. C’est à cela que sert un recours.

N’y a-t-il pas un besoin d’explications ? Dans la conscience populaire, il n’est peut-être pas toujours compréhensible qu’une personne soit condamnée en première instance et qu’elle soit relaxée en appel.

La justice a trop souvent tendance à être rendue dans la rue. Dans la rue, vous êtes très facilement condamné. C’est bien souvent relayé par des personnes qui n’ont d’autres réponses que l’emprisonnement. À les entendre, quel que soit l’acte de délinquance, tout le monde doit aller en prison. Si c’était la solution, il y a bien longtemps qu’il y aurait davantage de prisons que de centres de formation. On axe quand même nos priorités d’action sur l’éducation, la formation professionnelle et non pas sur l’enfermement qui n’apporte rien si ce n’est un coût supplémentaire à la société.

La visite du garde des Sceaux a également été l’occasion d’aborder le dossier de la proximité de la justice. À ce sujet, vous avez aussi accompagné Jean-Jacques Urvoas dans son déplacement en province Nord…

Nous avons proposé au garde des Sceaux de visiter la section détachée de Koné, de façon à ce qu’il voit l’implantation judiciaire en province Nord et les perspectives qui pourraient en découler. Pour l’instant, ce n’est qu’une simple section. On lui a présenté la situation de la province Nord où l’on est en plein essor. Cela a pour conséquence de générer un certain nombre d’activités, tant sur le plan civil que sur le plan de la délinquance. À notre sens, cela justifie la nécessité de développer l’implantation judiciaire en province Nord. Le garde des Sceaux a été très attentif à cette argumentation. Il a annoncé la venue d’une mission de l’Inspection des services judiciaires pour voir dans quelle mesure on peut développer l’implantation judiciaire à Koné. La section pourrait devenir à moyen terme une chambre détachée et, à un peu plus long terme, un véritable tribunal. Tout cela est associé au projet de centre pénitentiaire de Koné à l’horizon 2020. Il y a un sens à repenser l’organisation judiciaire en Nouvelle- Calédonie et ne plus se contenter d’un gros tribunal à Nouméa et d’antennes en province Nord et aux îles Loyauté. Je suis très optimiste.

Le garde des Sceaux estime que la justice calédonienne s’exerce de manière sereine. Partagez-vous cet avis ?

Absolument. Il y a des revendications d’amélioration des conditions de travail comme il en est de même partout. Son rôle est de les entendre et de voir comment elles peuvent être satisfaites. Mais il a fait le constat, et c’est une réalité, que la justice fonctionne. La justice civile comme la justice pénale. Je tiens encore une fois à rappeler que la justice, ce n’est pas que le traitement de la délinquance. C’est aussi la justice civile, celle des affaires familiales, du travail, qui relève du droit commercial, des mineurs en danger… Tout cela, c’est un important travail qui est mené quotidiennement par l’ensemble des magistrats et des fonctionnaires et dont on ne parle pas. Il faut souligner aussi une des particularités de la Nouvelle-Calédonie en matière de contentieux électoral. Pour nous, c’est une véritable problématique quand on a à traiter 2 000, 3 000, 4 000 réclamations en matière d’inscription. Il faut avoir les moyens de rendre des décisions dans un délai très réduit. C’est une préoccupation que nous avons et nous voulions que le garde des Sceaux en ait conscience. Il n’y a pas que le traitement de la délinquance, même si c’est une des priorités. Pour la Nouvelle-Calédonie, une circulaire de politique pénale sera prochainement diffusée et prendra bien sûr en compte cette exigence de protection des citoyens mais aussi celle des forces de l’ordre. La police, la gendarmerie, le personnel de l’administration pénitentiaire ou encore les fonctionnaires des douanes, tous ces gens représentent l’autorité de l’État. Leur porter atteinte, c’est porter atteinte à l’autorité de l’État et ça, c’est inadmissible. On ne s’en prend pas impunément aux forces de l’ordre.

Propos recueillis par M.D.