En Océanie, les femmes « jouent parfois des rôles sociaux et politiques »

Françoise Cayrol est docteure en ethnologie et anthropologie. Elle a notamment travaillé à Fidji, en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu. / © A.-C.P.

« Cachez cette cheffe que je ne saurais voir », ironise Françoise Cayrol, docteure en anthropologie et ethnologie,  en guise de titre au séminaire qu’elle a proposé en tant que membre du laboratoire de recherche Troca de l’Université de Nouvelle-Calédonie, vendredi 21 juillet. L’anthropologue s’est penchée sur l’existence de très hauts statuts féminins en Océanie à travers des exemples aux Fidji et au Vanuatu. Un fait parfois ignoré par les chercheurs occidentaux, jusqu’à invisibiliser ce qui est pourtant une réalité attestée.

DNC : Comment est née l’envie de travailler sur ce sujet de l’invisibilité des hauts statuts féminins en Océanie ?

Françoise Cayrol : Il s’agit du résultat de réflexions portées au cours de ma carrière. Le fait qu’il y ait des femmes cheffes à Fidji est bien connu des spécialistes de l’archipel. Personnellement, j’y ai vu des hommes se déplacer à genoux, tête baissée, devant la cheffe du village de Nasau, à Viti-Levu, où j’ai travaillé. L’existence de très hauts statuts féminins est également attestée ailleurs en Océanie. Et certains sont encore portés aujourd’hui par de “grandes femmes”, “aînées”, “cheffes” ou “hautes initiées”, qui jouent parfois des rôles sociaux et politiques de premier ordre.

Dans la charte du peuple kanak, la valeur de la femme est donnée. Or, ces statuts n’ont que très rarement été l’objet de descriptions et d’études, notamment par certains chercheurs occidentaux qui ont pu être frappés de cécité à leur égard, adoptant ainsi le point de vue des missionnaires et, plus généralement, celui de leur propre société à l’égard de la place des femmes. Dans d’autres pays comme la Nouvelle-Zélande, les chercheures se sont réappropriées des éléments de la culture donnés par les grands- mères et ont réalisé des thèses sur le sujet.

L’existence de très hauts statuts féminins est attestée en Océanie. Or, ils n’ont que Françoise Cayrol est docteure en ethnologie et anthropologie. Elle a notamment travaillé à Fidji, en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu. très rarement été l’objet de descriptions et d’études.

Le regard du chercheur est central…

Les anthropologues ont été, pour la plupart, des hommes qui ont écrit avec un point de vue masculin. Ils ne sortent pas de ce point de vue et c’est normal, à une époque où peu de femmes sont sur le terrain. Il y avait une certitude que ce qui était important se passait du côté des hommes, le pouvoir, les échanges.

La position dominante, en partie historiquement construite en Europe des hommes sur les femmes et qui a une ampleur considérable au XIXe siècle, au moment où la colonisation se met en place dans ces îles par les missionnaires et les administrateurs, va être portée sur ces sociétés.

Les Occidentaux ont calqué leur vision du monde sur les sociétés océaniennes ?

Il est difficile de faire autrement, les Européens ont leur propre grille de lecture. Et, sur le terrain, les anthropologues n’ont pas accès au savoir des femmes, dans des sociétés où il y a des séparations très importantes. L’idée du couple et de la famille nucléaire, telle que mise en place aujourd’hui, est une représentation occidentale. Et puis, on cherche des chefs, des représentants qui vont pouvoir servir de relais à l’administration. Et à aucun moment on ne pense prendre des femmes, bien sûr. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait.

Quelles en sont les conséquences ?

Les sociétés océaniennes sont aussi modelées par la religion, le regard missionnaire. Leur arrivée les a transformées, notamment quant au rôle et la place de la femme, avec une focalisation sur le statut d’épouse et de mère. Il y aurait quelque chose à dire aux jeunes filles qui permettrait peut-être un changement : attention, vous comptiez, vous aviez des positions sociales qui pouvaient être importantes.

Reconnaître cela permettrait peut-être de redonner de la fierté, d’ouvrir vers des modèles de féminité qui comptent. Je ne dis pas qu’il n’y a rien eu, les femmes trouvent les moyens d’être des actrices de leur culture à travers les Églises et les associations.

En Nouvelle-Calédonie, il y a la création d’un Souriant village mélanésien et tant d’autres. Mais cela se fait sans une réflexion sur les énormes changements apportés par la christianisation et la colonisation sur la position des femmes.  Des entités, des divinités, de grands personnages mythologiques féminins disparaissent aussi à la même époque. Il faudrait reprendre les écrits de Leenhardt de ce point de vue et tenter de les déconstruire, il y aurait beaucoup à en dire.

Vous parlez beaucoup de Fidji et du Vanuatu, où vous avez fait du terrain. Ces observations sont-elles également valables pour la Nouvelle-Calédonie ?

Oui, bien évidemment, c’est valable pour à peu près partout, toutes les sociétés colonisées ont été impactées par le modèle occidental. Le problème, c’est de ne pas passer d’un extrême à l’autre, ne pas faire d’un tout masculin un tout féminin.

Il y aurait aussi des choses à mettre en place à Wallis-et-Futuna, où les femmes ont également des positions importantes ; c’est le cas aussi pour une grande partie de la Polynésie. L’idée serait de relire un certain nombre de choses dans ce sens.

Ce séminaire aura-t-il une suite ?

Peut-être un article à travailler. Il pourrait également inciter quelqu’un à entamer des recherches sur le sujet. On pourrait aussi imaginer, pour chaque situation, ce qu’il se serait passé si c’était une femme qui était sur le terrain, ce qu’elle aurait vu. Peut-être raconterait-on une autre histoire.

Vous espérez que cela suscite des réflexions ?

Oui. La première fois que je suis allée à Lifou, il y a très longtemps, on est rentré dans le village, et la personne la plus importante, c’était une vieille femme qu’on est allé voir pour demander l’autorisation. C’est à elle que coutume a été faite. Quand on parle de l’île des Pins ou d’ailleurs, il y avait de grandes femmes en Nouvelle-Calédonie, le statut de la reine Hortense est à regarder de près, par exemple.

Il y a une chose qui revient dans les écrits des Européens à l’époque, aussi bien sur Fidji que la Nouvelle-Calédonie, c’est qu’à côté des chefs rencontrés, dans leur case, se trouve leur fille aînée. Elles sont remarquées pour leur beauté, leur maintien, mais à aucun moment, il n’y a cette réflexion sur la raison de leur présence, leur statut.

Ce sont es choses sur lesquelles peu de personnes ont travaillé. Pour résumer, l’idée souvent avancée d’une domination généralisée, a-historique, des hommes sur les femmes en Océanie, mérite d’être ré-intérrogée.

Ce sujet vous intéresse notamment parce que vous êtes une femme ?

Oui, mais aussi parce que je suis calédonienne et que le milieu calédonien est, dans sa grande majorité, d’un machisme épouvantable, comme bien des sociétés coloniales. Et parce que je pense qu’être chercheure ouvre à la réflexion et donc la déconstruction.

Je voudrai citer cette réflexion d’un homme de très haut statut d’origine tongienne. « Si les statuts des femmes étaient pris en compte aujourd’hui, c’est toute l’organisation politique des îles du Pacifique qui devraient changer. » Peut- être serait-elle à méditer…

Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat.