Du comptoir à l’économie de marché

Le système protectionniste mis en place à la fin du XIXe perdure, ce qui favorise l’importation de produits français et européens : véhicules, alimentation, marchandises diverses... « L’héritage colonial est présent et encore fort en termes économiques 80 ans plus tard », note Franck Enjuanes.

L’économie de comptoir se trouve chamboulée après la Seconde Guerre mondiale. La Nouvelle-Calédonie connaît de profonds bouleversements : fin de l’indigénat, irruption de la société de consommation et augmentation de la population. L’économie se développe. À côté des grandes maisons de commerce, de nouveaux acteurs apparaissent. Le thème de la conférence animée par Franck Enjuanes à l’Université vendredi 12 mai.

Comment la Nouvelle-Calédonie est-elle passée d’une économie de comptoir à une société de consommation au marché plus ouvert ? Après avoir présenté la première partie de sa thèse au centre Tjibaou, Franck Enjuanes a évoqué les nombreux changements de l’après-guerre qui vont transformer l’économie calédonienne lors d’une conférence à l’Université.

La Seconde Guerre mondiale marque un point de rupture. La fin de l’indigénat, en 1946, « entraîne la fin du travail bon marché ». Le patronat « voit d’un mauvais œil le fait que toute une population accède au marché du travail, parce que cela va faire augmenter son coût ».

Autre profonde mutation, le peuplement du territoire. Si la population stagne entre 1911 et 1945, elle est multipliée par trois en 1989. Certains travailleurs engagés restent en Nouvelle-Calédonie, la natalité connaît une hausse chez les Kanak et « l’immigration libre est favorisée par diverses lois françaises ». Les nouveaux arrivants sont accueillis « favorablement par les conservateurs et le monde économique, car ils représentent un triplement du marché ».

L’archipel se modernise, grâce notamment aux Américains, qui ont construit des routes, des aérodromes et laissé leurs bulldozers. « Les camions apparaissent, l’extraction minière se mécanise et les volumes exportés augmentent. » Les voitures arrivent jusque dans les vallées et des lotissements sortent de terre à Nouméa. « La Nouvelle-Calédonie change de visage. » C’est l’irruption de la société de consommation.

Cette transformation est favorisée par la création de fonds de développement. Le budget est multiplié par 57 (en francs courants) en 30 ans, de 1950 à 1980. Le corollaire négatif est le gonflement de la dette, qui « explose au moment de la crise pétrolière. La Nouvelle-Calédonie entre dans la boucle de l’économie assistée ».

LONGUE PÉRIODE DE PROSPÉRITÉ

Un bon indicateur du « changement de dimension de l’économie », selon Franck Enjuanes, est le trafic maritime qui augmente fortement entre 1945 et 1970. Le nombre d’entrées de bateaux dans le port de Nouméa croît, la capacité des navires double et le trafic s’internationalise davantage, avec des liaisons vers les États-Unis, Hong Kong, le Japon, l’Indonésie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les pavillons étrangers et de complaisance, dont le Libéria et le Panama, se multiplient. « Il y a une volonté des entreprises locales de baisser les coûts. »

Les importations s’envolent : ciment, construction, hydrocarbure, charbon. « La Nouvelle-Calédonie est sûrement la petite entité insulaire qui en a le [hydrocarbures et charbon] plus importé depuis le début de la colonisation. » L’industrialisation est en marche. L’activité minière s’intensifie. On dénombre 24 exploitants miniers en 1970 contre trois en 1951. Le « boom du nickel », avec un pic à 4 millions de tonnes de minerai exportées en 1971, représente « le moment où la longue période de prospérité d’après-guerre est à son comble, et le passage d’une société coloniale agricole à une société plus industrialisée », indique Franck Enjuanes.

LE SYSTÈME, VERROUILLÉ, S’OUVRE

De nombreux acteurs sont toujours en place. L’exportation de minerai profite aux tenants de l’économie de comptoir et à leur clientèle. Il y a des « effets d’héritage : titres miniers, capitaux, matériel, réseau, etc. ». En 1964, les exportateurs sont principalement la SLN, CGMC (Maison Ballande), Pentecost, Lafleur, Montagnat… Et si les anciens importateurs restent « puissants » (Johnston, Ballande), de nouveaux visages apparaissent : la Somacal, fondée par Émile Savoie, et la Sofrana, appartenant à Bill Ravel, amenée à devenir une grande compagnie.

Avant la guerre, le monde des affaires est surreprésenté dans le milieu politique. Les choses évoluent. Les Mélanésiens obtiennent le droit de vote. « Les Kanak et les petits colons essaient de se dégager de la mainmise des maisons de commerce. » L’économie de comptoir est toujours représentée, mais en régression. « Ce système, qui était très verrouillé, laisse place à une économie plus inclusive. » Des noms se font connaître, comme Jeandot.

Et après ? La période jusqu’aux accords constitue la dernière partie de la thèse de Franck Enjuanes, qu’il doit présenter dans les mois à venir. « L’idée est de sortir de cette vision un peu réductrice des vieilles familles calédoniennes qui dominent l’économie. C’est plus compliqué que cela. »

Anne-Claire Pophillat (© ANC)