Carine David : « Dans le champ constitutionnel, on peut faire ce qu’on veut »

Carine David caractérise la relation entre la Nouvelle-Calédonie et la France d’État régional – comme c’est le cas de l’Italie et de l’Espagne –, qui garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent. (Photo © A-CP.)

Les discussions sur l’avenir institutionnel patinent, avec deux blocs qui semblent ne pouvoir s’accorder. Carine David, professeure de droit public à l’université d’Aix-Marseille et membre senior de l’Institut universitaire de France, propose de se servir du droit pour dépasser les clivages et imaginer un statut sur mesure pour la Nouvelle-Calédonie. Des pistes de réflexion que la professeure de droit public va partager lors d’une conférence jeudi 21 mars au centre culturel Tjibaou.

DNC : Quel est l’objet de votre conférence « Faire pays – la créativité juridique au service du destin commun » ?

Carine David : L’idée est de discuter, d’examiner les solutions qui existent, voir jusqu’où on peut aller, et trouver cette fameuse solution médiane. C’est aussi notre rôle, en tant qu’universitaire, de déconstruire un certain nombre d’idées reçues. Je n’ai aucune prétention si ce n’est d’alimenter le débat avec pédagogie. Je me rends aussi à Poindimié le 14 à la médiathèque, et à Koné le 15 au centre culturel.

Quelles sont les idées reçues que vous évoquez ?

Ce qu’on entend par souveraineté aujourd’hui n’est pas la même chose qu’il y a 30 ans. On a longtemps considéré qu’être souverain, c’est avoir son siège aux Nations unies et ne plus être dans la France. Or, on se rend compte que les petits territoires insulaires qui demandent leur autonomie, voire leur indépendance, font d’autre choix que celui-là, et qu’ils négocient des accords sur mesure avec l’État.

Existe-t-il des exemples dans le Pacifique Sud ?

Celui des îles Cook, qui ont un statut d’État associé. Il s’agit certainement de l’exemple le plus poussé d’un territoire néo-zélandais (le passeport est néo-zélandais, le dollar aussi, etc.) qui est compétent dans à peu près tous les domaines. Le pays gère ses relations internationales, a signé des conventions bilatérales avec une cinquantaine d’États, dispose d’un siège à l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation internationale du travail, l’Unesco… Pour la Nouvelle-Zélande, la seule limite posée, c’est le siège à l’ONU.

Est-ce que d’autres modèles existent ailleurs dans le monde ?

Certains États déconnectent la façon dont ils gèrent leur territoire métropolitain et leurs collectivités ultramarines. C’est le cas des Pays-Bas, un État unitaire comme la France. Sa relation avec trois îles de la Caraïbe (Curaçao, Aruba et Saint-Martin) ne figure pas dans la Constitution. Ce sont des « pays » autonomes au sein du royaume des Pays-Bas. Cette solution pourrait exister pour la Nouvelle-Calédonie. C’est aussi ce que font la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, etc. Ce serait intéressant de regarder ce qui se fait à côté et de s’en inspirer.

Qu’en est-il de l’État fédéral ?

C’est un statut moins poussé que celui d’État associé. Si la Nouvelle-Calédonie prenait la forme d’un État fédéré, elle resterait française, mais plutôt qu’un accord politique ou une transposition avec une loi organique, elle adopterait sa propre constitution, comme c’est le cas pour les États américains. Il y a un principe d’auto-organisation dans le fédéralisme. Après, il existe plein de variantes d’un État fédéral.

Cela signifie que l’on peut imaginer n’importe quel statut ?

Oui, tout est possible. Concrètement, si on décide d’aller vers plus d’autonomie, comment fait-on ? Est-ce qu’on modifie le titre XIII de la Constitution ? Mais cela veut dire que la Nouvelle-Calédonie y est toujours ancrée. Est-ce qu’on fait comme pour la Charte de l’environnement, une référence dans le préambule de la Constitution et on adosse un acte à côté qui a valeur constitutionnelle ? On peut aussi imaginer des choses plus poussées. À partir du moment où on intervient dans le champ constitutionnel, on peut faire ce qu’on veut. Avant que les États africains ne prennent leur indépendance, il y avait la République française, la Métropole et les DOM TOM, et les territoires et États associés, Togo, Cameroun, Sénégal… Le tout formait la communauté.

Si on transposait cela à la Nouvelle-Calédonie, elle resterait française – un territoire français avec un passeport – mais ne serait plus dans la République. Dans ce contexte, la souveraineté ou l’indépendance n’ont plus vraiment de signification claire. En tant que juristes, nous donnons des outils, nous sommes des mécaniciens. Le politique décide et nous faisons l’habillage. Ce que je trouve dommage, c’est qu’il n’y ait pas de politiste qui travaille là-dessus, il n’y a par exemple pas de poste en sciences politiques à l’université, il y a globalement des manques en sciences humaines et sociales.

La relation entre les Pays-Bas et trois îles de la Caraïbe ne figure pas dans la Constitution, ce sont des « pays » autonomes au sein du royaume des Pays-Bas. Cette solution pourrait exister pour la Nouvelle-Calédonie. C’est aussi ce que font la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, etc. Ce serait intéressant de regarder ce qui se fait à côté et de s’en inspirer.

Que pensez-vous de la situation actuelle ?

Je trouve que la crispation due au projet de loi constitutionnelle est plutôt alarmante. La venue des deux délégations de parlementaires de l’Assemblée et du Sénat est bon signe. S’ils n’avaient pas de doute sur la mise en place d’un tel rapport de force, ils ne viendraient pas. Le sénateur LR Philippe Bas a déjà indiqué à Gérald Darmanin qu’aucun projet non consensuel ne serait voté. En venant sur place, ils vont pouvoir constater les crispations et que la meilleure chose serait peut-être de ne pas voter pour que les discussions reprennent. En revanche, si ce projet est voté, cela va tendre les choses. D’autant qu’il y a le congrès du FLNKS fin mars, et les indépendantistes partagent une certaine lassitude vis-à-vis de la stratégie opérée par l’État. La période est politique, chacun joue sa partition avec, en filigrane, les élections provinciales.

Les points bloquants que sont le dégel du corps électoral et la représentativité au Congrès peuvent-il être dépassés ?

Le problème, c’est le positionnement des uns et des autres. Les indépendantistes disent : si on bouge la représentativité, on va être défavorisés. Les loyalistes pensent au contraire qu’ils seront largement favorisés. Ce n’est pas mathématique et aucune étude n’existe sur ce point. Le principe est avant tout de diminuer le nombre de sièges en province Nord pour les transférer dans le Sud afin de tenir compte des évolutions démographiques. Or, ce n’est pas si évident.

Moins il y a de sièges dans le Nord, moins les non-indépendantistes ont de chance, mécaniquement, de pouvoir espérer en récupérer. À l’inverse, dans le Sud, les indépendantistes et l’Éveil océanien auraient alors plus de chance d’en obtenir. Il faudrait faire des projections sur ce que cela donnerait, les loyalistes ne seraient peut-être pas aussi gagnants qu’ils le pensent et les indépendantistes perdants. Comme pour l’élargissement du corps électoral.

Vous croyez à la possibilité d’un accord ?

En réalité, les positions sont conciliables si on sort d’un certain nombre de postures assez dogmatiques, autant chez les politiques qu’au niveau des bases électorales. L’accord est loin d’être impossible, les politiques n’en étaient visiblement pas si loin avant la dernière venue de Gérald Darmanin et l’annonce des examens de la loi organique sur le report des provinciales et celui du dépôt du projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral. Ces derniers jours, le dialogue est rompu, mais tout le monde est prêt à retourner autour de la table.

Après, cela prend du temps. C’est d’ailleurs un facteur très important, et dès qu’on y porte atteinte, le processus se grippe. Je pense qu’il faut laisser la discussion se dérouler localement. Les rouages de la négociation sont connus par tout le monde, même si certains se radicalisent un peu, ils tendent ensuite à revenir à des fondamentaux. Le consensus arrivera. Est-ce que cela change vraiment quelque chose que ce soit maintenant ou dans six mois ? Les décisions économiques peuvent être prises. Il faut décorréler la question de l’avenir institutionnel du reste de la gestion des affaires publiques.

Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat