Bagne : le récit inédit d’un communard

Alphonse Humbert livre un récit précieux de son expérience du bagne, par la justesse de ses propos et l’expressivité de son écriture. (© Archives de la préfecture de Police de Paris)

C’est par hasard que Louis Lagarde et Michel Soulard sont tombés sur les écrits d’Alphonse Humbert, engagé dans la Commune et condamné aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie en 1871. Un témoignage rare et d’une grande qualité littéraire. Les deux hommes travaillent à sa publication. Le livre devrait sortir d’ici un an et demi.

Avril 2021. Louis Lagarde et Michel Soulard animent chacun une conférence à l’occasion du 150e anniversaire de la Commune de Paris. En la préparant, ils retrouvent des écrits d’Alphonse Humbert, journaliste communard condamné aux travaux forcés à l’autre bout du monde. Un véritable trésor. Le récit, publié sous la forme d’un feuilleton dans deux journaux, Le Mot d’ordre et L’Intransigeant, en 1880 et 1881, se révèle être un témoignage inédit sur la vie au bagne en Nouvelle-Calédonie, où il est resté de 1872 à 1879.

Séduits par la qualité du document, ils décident de le publier, ce qui nécessite un vaste travail sur le manuscrit. Il faut d’abord le retranscrire et le contextualiser – Alphonse Humbert utilise notamment des termes qui n’ont plus cours aujourd’hui. Puis, s’impose de vérifier l’ensemble des informations données sur les personnes citées, particulièrement les surveillants et les condamnés. Cette investigation mène Michel Soulard, professeur de français, jusqu’aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, à celles de la préfecture de police de Paris et de la ville de Paris, entre autres.

Enfin, ils entrent en contact avec les descendants. « Ses arrière-petits-enfants ont conservé, sur leur aïeul, de nombreuses archives qu’ils ont tenues à notre disposition. On a beaucoup correspondu avec eux. Ils ont très bien accueilli le projet et doivent préfacer le livre. Ce récit a également été pour eux une remarquable découverte », raconte Louis Lagarde, archéologue et spécialiste du bagne calédonien.

UN OBSERVATEUR HORS PAIR

Le texte, inconnu jusqu’à présent en Nouvelle-Calédonie, fournit de très nombreux renseignements sur la trajectoire pénitentiaire de l’auteur. Mais, sa valeur réside surtout dans son contenu d’une grande « richesse, précision et justesse ». La façon dont Alphonse Humbert “croque” les bagnards. La galerie de portraits détaillés avec motifs de la condamnation, caractéristiques physiques, etc., démontre une « méticulosité descriptive, un sens aigu du détail », mentionne Michel Soulard. « Il est d’une extrême exactitude, approuve Louis Lagarde, il s’agit d’un reportage quasi photographique sur le bagne à l’époque. »

Une série de « tableaux ». Dans une écriture souvent « incisive, parfois drôle, pertinente, donnant vie aux personnages ». Sûrement parce que son regard, plus distant, diffère de celui de ses contemporains. « Alphonse Humbert ne s’est jamais assimilé aux forçats qu’il observe. Dans son âme, il est communard, donc son châtiment est injustifié. Ce sont des criminels, pas lui. Ils ne font pas partie de son monde, il n’est pas l’un d’entre eux. » D’où son aisance à les étudier.

Ce recul confère toute leur puissance à ses chroniques. C’est sa marque, souligne Michel Soulard. « Il sort de sa posture de victime pour porter un regard de journaliste, extérieur et objectif. » Lui-même affirme : « Je n’ai pas dit : “Voici ce que j’ai souffert”, j’ai dit : “Voici ce que j’ai vu”. » Cela en fait « un observateur digne de foi ».

UN ANGLE NOUVEAU

L’autre intérêt, c’est que le déporté évoque des scènes absentes des mémoires des autres détenus, qui se concentrent généralement sur la peine, la douleur, la dureté du quotidien. Alphonse Humbert parle, par exemple, de l’ambiance lors des temps de relâche au camp de Saint-Louis, où le chant et la danse s’invitent dans cet univers si loin de toute légèreté. « Le plaisir du dimanche chèrement acheté au prix de tant de misère », cite Michel Soulard. Mais aussi « le rire, la gaieté, qui peuvent parfois exister même dans le malheur », poursuit Louis Lagarde.

La publication de ces feuilletons et les déclarations publiques d’Humbert à son retour en Métropole, avec de nombreux témoinages d’autres déportés, auront des conséquences jusqu’à Nouméa. « Son texte, d’une très grande force, est retentissant. » Il est, en partie, à l’origine de l’enquête Périn, à la Chambre des députés, « qui va entraîner de profonds changements dans les bagnes d’outre-mer avec l’interdiction des châtiments corporels ».

Ces combats portés par les amnistiés « ont permis l’amélioration générale des conditions d’enfermement et du régime des punitions, précise le maître de conférences à l’université. Il ne faut pas les oublier. C’est la part des communards dans cet héritage du bagne partagé par de nombreux Calédoniens de toutes origines. » Il reste encore près de dix-huit mois de travail avec l’éditeur avant la sortie de l’ouvrage. C’est à cet héritage que la publication veut rendre hommage.

 

UNE PARENTHÈSE

Les feuillets constituent un récit de plus de 160 000 mots, comparable en taille à Germinal ou Notre-Dame de Paris. Ils retracent quatre années de bagne au pénitencier de l’île Nou et aux camps de Saint-Louis et Montravel, ainsi que les chantiers de l’hôpital militaire et de l’arasement de la butte Conneau. (© Allan Hughan, vers 1876, ANC)

Le récit d’Alphonse Humbert commence en novembre 1871. Le 20 plus exactement. La date de son procès. Le 25 décembre, il arrive au bagne de Toulon, retrace Michel Soulard. Six mois plus tard, le 19 juin 1872, il embarque sur la Virginie, le 18e des 75 convois de forçats pour la Nouvelle- Calédonie. Le voyage dure cinq longs mois. Il en fait un compte rendu précis dans ses écrits.

Il débarque à l’île Nou, qu’il quitte en janvier 1873 pour le camp de Saint-Louis, où il participe à la réalisation d’une route qui va jusqu’à la mission catholique installée par les pères maristes en 1859. Alphonse Humbert « abat des arbres, construit, aménage, remblaye des marais, taille des moellons, des tâches auxquelles une santé précaire et une enfance bourgeoise ne l’avaient pas préparé », indique Michel Soulard. Après Saint- Louis, l’ancien communard est transféré au pénitencier de Montravel. Le républicain trime sur le chantier de l’hôpital militaire, puis s’échine à l’arasement de la butte Conneau et à la réalisation du quai principal de Nouméa. Le républicain arrête sa narration en 1875. Sa trace devient alors plus difficile à suivre jusqu’à son amnistie en 1879.

Le bagne, épreuve si traumatisante, ne sera pourtant pour lui qu’une parenthèse dans sa vie. À son retour en Métropole, il a 35 ans. « Il consacre son énergie à son ascension sociale, littéraire et politique. » Ce « n’est pas le temps de la lamentation », à la différence de certains de ses contemporains, considère Michel Soulard. « Il est passé à autre chose », ajoute Louis Lagarde. Il le suggère déjà dans son récit, « alors qu’il se morfond dans les chantiers de Saint-Louis », en 1873. « J’effacerai volontiers ces jours de ma mémoire. Ce sera dans ma vie comme une période morte que je croirai n’avoir pas vécue et qui aura pour toute joie la certitude de l’oubli. »

 

QUI ÉTAIT ALPHONSE HUMBERT ?

Engagé en politique, Alphonse Humbert sera conseiller municipal de la ville de Paris et élu deux fois député. (© Nouméa, collection particulière)

« Un personnage haut en couleur », déclare Louis Lagarde, qui enseigne l’histoire du Pacifique à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, lors d’une conférence sur Alphonse Humbert à l’UNC le mois dernier. Une figure « importante de la Commune », « un forçat hors norme avec une aura particulière », affirme Michel Soulard, professeur de français et auteur de recherches sur le bagne. Pourtant, l’homme a été « un peu oublié, même si une petite place du XVe arrondissement de Paris porte son nom ».

Journaliste, républicain, Alphonse Humbert (1844-1922) s’engage dans le mouvement et fonde un journal, Le Père Duchêne. Après la défaite de la Commune, il est arrêté, traduit en conseil de guerre, et condamné aux travaux forcés à perpétuité. Envoyé en Nouvelle-Calédonie, où il restera sept ans, il est « soumis à l’autorité de surveillants brutaux, enchaîné, ferré, casse des pierres, pousse des tombereaux et assiste avec horreur à la bastonnade », relate Michel Soulard. Ce qui n’est pas le cas de la plupart des quelque 3 900 autres déportés communards, qui seront soit déportés simples à l’île des Pins, soit en enceinte fortifiée comme Louise Michel à Ducos.

De retour en France, investi en politique, Alphonse Humbert est élu conseiller municipal en 1886 et jusqu’en 1893. « Il prendra même le poste de président du Conseil municipal de Paris, le poste de maire n’existant plus depuis la Commune. C’est l’équivalent. » L’ancien bagnard sera également élu député de Paris pour deux mandats. Ironie de l’histoire, il se prononcera en faveur du transfert des travaux forcés de Nouvelle-Calédonie et de Guyane aux îles Kerguelen, « dont il entend faire une colo- nie pénitentiaire », maintenir le bagne dans le Pacifique étant jugé trop onéreux. Il prend également position contre Dreyfus. Défait aux législatives de 1902, il se retire de la vie politique à 56 ans.

 

Anne-Claire Pophillat