« L’individualisme rentre un peu dans le monde kanak »

Si la crise sanitaire et la question de l’obligation vaccinale a des conséquences sur l’ensemble de la société, elle touche peut-être encore différemment le monde kanak, confronté notamment à un certain individualisme, témoigne Yvon Kona, le président du Sénat coutumier, qui estime que la maladie divise les gens.

 

DNC : Comment vivez-vous cette crise inédite ?

Yvon Kona : Je pense qu’il y a une peur de cette maladie. On a encore des souvenirs de la lèpre. Nos grands-mères et nos grands-pères nous ont raconté la manière dont ils ont vécu la lèpre, qui a décimé une partie de nos populations. Moi-même, le frère de mon père a été au centre pour les lépreux Raoul-Follereau, à Ducos. À cette époque-là, ils n’avaient pas les moyens de faire face à cette maladie, ils ne pouvaient pas la soigner. Aujourd’hui, il y a cette nouvelle maladie qui arrive et pour moi, les gens ont une peur qui a été transmise par les ancêtres. La différence, c’est que là on a des médicaments pour se protéger.

Cette maladie, non seulement elle divise les gens, mais aussi le monde coutumier. Et puis, les gens entendent beaucoup de choses et ils ont du mal à faire le tri et à se faire une idée. D’un côté, on dit que le vaccin protège et de l’autre que ce n’est pas le cas.

Il y a un manque de confiance ?

Oui. Pourtant, quand tu es malade, la première personne que tu vas voir, c’est ton médecin traitant dans ton village, dans ta commune, c’est lui qui te donne les médicaments que tu prends pour guérir. Si ton médecin traitant dit que pour te protéger l’antidote c’est le vaccin, qui d’autre croire ? Ce qui je trouve drôle aussi aujourd’hui, c’est qu’il y a un grand débat sur le vaccin, mais quand ton médecin prescrit des médicaments, est-ce que tu te poses la question de savoir ce qu’il y a dans dedans ? Tu le prends parce que c’est ton médecin qui te l’a dit, c’est tout, tu ne connais pas leur composition. Aujourd’hui, on ne croit plus en nos médecins.

Est-ce que cela témoigne d’une défiance générale ?

Si tu ne crois plus en rien, ni en son médecin, ni dans les institutions, à ce moment-là c’est quoi, c’est l’anarchie ? Il faut quelqu’un pour donner une direction. Si on n’a plus confiance en ces gens-là, on fait confiance à qui ?

Est-ce que cela vous interpelle les dissensions au sein du monde coutumier, notamment aux Îles et à Maré en particulier, voire la mise en cause de la légitimité du Sénat coutumier ?

Oui. Je pars du principe que lorsqu’il y a eu le Congrès du peuple kanak à Païta à N’Dé fin août, on a dit qu’on était pour la vaccination mais qu’on n’obligeait pas les gens à le faire. Je suis toujours sur la même ligne. C’est sûr que ça divise. Je n’ai pas à commenter ce qu’il se passe dans les Îles ou ailleurs, ils sont chefs chez eux, mais il y a des morts tous les jours. Si le sénat ne fait rien, les gens vont dire, « mais qu’est-ce que vous faites ? », et si on fait, les gens vont dire « non, ce n’est pas bon ». Il y a toujours des gens qui ne sont pas contents. On ne peut pas satisfaire tout le monde.

 

Cette crise fragilise le monde kanak. (…) Il y a une partie de la population kanak d’un côté, l’autre de l’autre, ça ne va plus.

 

Est-ce que cette crise fragilise le monde kanak ?

Oui, ça fragilise beaucoup. Et c’est de notre ressort à nous de recoller ça et je sais que ça va être difficile, mais il faut qu’il y ait quelqu’un qui se lève et qui dise, d’abord il faut discuter et ensuite voir ce qu’il faut faire. Parce que tel que c’est parti, il y a une partie de la population kanak d’un côté, l’autre de l’autre, ça ne va plus. Et c’est la première population touchée par la maladie. Les gens disent que c’est leur droit de ne pas être vaccinés, la liberté, mais il y a d’autres manières de fonctionner. Nous, ce n’est pas le fonctionnement individuel.

Cela veut dire qu’un certain individualisme s’insinue dans la société kanak ?

L’individualisme rentre un peu dans le monde kanak. On voit, avec cette maladie, qu’on est peut-être un peu en train de dévier de la manière dont nos vieux ont fonctionné. Nous, c’est la communauté. On a besoin de l’un et de l’autre. Quand tu te vaccines tu protèges aussi ton oncle maternel. C’est deux manières de fonctionner qu’on mélange un peu.

Pensez-vous que le climat va s’apaiser ou que cette période va laisser des marques ?

C’est sûr, cela va laisser des marques. En un mois et demi, la Nouvelle-Calédonie a connu quelque chose de difficile. On dit qu’il faut atteindre un certain chiffre à partir duquel les gens sont protégés. On n’y est pas encore quand on regarde les chiffres de vaccination aujourd’hui, ce n’est pas gagné. Si on arrive à ce taux, et je le souhaite, ceux qui se sont fait vacciner, ils vont aussi protéger les autres.

 

Nous, le peuple kanak, on a toujours su s’adapter lorsqu’il y a un problème qui arrive.

 

Est-ce qu’il ne manque pas un peu des figures, des voix plus fortes qui s’élèvent ?

Je pense que ça a manqué un peu. Il a aussi manqué de l’information pour expliquer tout cela, ce qui aurait dû être fait avant, au départ de la pandémie, il aurait fallu bien expliquer. C’est tellement arrivé vite.

Dans votre famille et votre entourage, vous avez des discussions passionnées autour du vaccin ?

Oui, on discute beaucoup sur le vaccin. Cela nous fait penser un peu à la période de l’indigénat parce qu’il fallait un bout de papier pour sortir. Mais comment tu veux faire, tu es obligé, on a la maladie qui est là. La réalité il faut la regarder en face.

Ce virus oblige à garder ses distances, empêche les rassemblements, ce qui est à l’opposé de la vie coutumière, comme gérer cela ?

La maladie ne va plus nous quitter. Elle est là tous les jours, donc il faut savoir vivre avec elle. Nous, le peuple kanak, on a toujours su s’adapter lorsqu’il y a un problème qui arrive. Pour les champs d’ignames par exemple, nous, on cultivait avec un pieu et une pelle en bois, et lorsqu’il y a eu la colonisation, ils ont emmené la barre à mine et la pelle puis la charrue et les tracteurs. Les anciens se sont adaptés. Ce n’est pas pour ça que le goût de l’igname ou le discours sur l’igname a changé, c’est toujours resté le même. Là, s’il faut garder de la distance, ce n’est pas pour ça que toi tu n’es plus ma cousine, on s’adapte toujours pour préserver, pour survivre. Que faire d’autre ? On est obligé de porter des masques, donc il faut faire avec.

 

Propos recueillis par A.-C.P. (© A.-C.P)