[DOSSIER] Emmanuel Nyipiengo Kouriane : « la justice transitionnelle vise une réconciliation »

« Au sens de la justice transitionnelle, un pardon sans vérité, sans justice, sans réparation, et sans garanties de non-répétition ne permettra pas d’aller vers un chemin de réconciliation », note Emmanuel Nyipiengo Kouriane. © Y.M.

Présidée par le grand chef Hippolyte Sinewami, la commission droit et justice du Sénat coutumier travaille sur le projet d’instauration de la justice transitionnelle. Le doctorant Emmanuel Nyipiengo Kouriane en explique les ressorts.

DNC : Quelle définition donneriez-vous à la justice transitionnelle ?

Emmanuel Nyipiengo Kouriane : Elle repose sur quatre piliers : le droit à la vérité, à la justice, à la réparation et aux garanties de non-répétition. Et ce, afin de permettre une réconciliation des sociétés dans lesquelles il y a eu des violations des droits de l’homme. Cette définition se base sur les analyses du magistrat français Louis Joinet, réalisées dans le cadre de la production d’un rapport pour l’Organisation des Nations unies. Des chercheurs, avocats, juristes… ont étudié ses travaux, tout comme Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, notamment dans le cas d’exactions massives.

La justice transitionnelle intervient-elle en parallèle de la justice conventionnelle ?

Oui. La justice transitionnelle, lors de ses premières applications, s’est constituée en fonction du contexte des pays, et notamment des situations de transition politique : de la dictature ou du régime d’apartheid à la démocratie. La justice transitionnelle peut être considérée comme une justice qui sort du cadre ordinaire judiciaire étatique. Nous pouvons aussi l’apprécier comme une justice exceptionnelle qui va traiter des cas graves de violations des droits de l’homme qui ont été commis à une certaine époque et que la justice conventionnelle actuelle ne peut pas prendre en compte. Parce que le droit ne le permet pas, les faits étant prescrits. La justice transitionnelle vient donc répondre aux besoins des victimes qui demandent des réparations et une identification des responsables. L’esprit du mécanisme est en outre de permettre à la société de retrouver un certain apaisement. D’où l’objectif de réconciliation.

Quelles applications avez-vous pu observer dans le monde ?

Ce terme est apparu après la Seconde Guerre mondiale. Les tribunaux ad hoc, de Nuremberg ou pour le conflit dans l’ex-Yougoslavie, en sont des exemples concrets. Le droit international de l’époque ne pouvait pas répondre judiciairement aux exactions et aux demandes de réparation des victimes. Une deuxième vague d’application a ciblé les phases de transition en Amérique latine, en Espagne après le régime de Franco… Un des cas les plus récents concerne l’Afrique du Sud, où a émergé la commission vérité et réconciliation présidée par l’archevêque Desmond Tutu. En échange de l’amnistie, les auteurs d’exactions devaient révéler leurs crimes et délits.

Quels objectifs peuvent être poursuivis dans le contexte kanak et calédonien ?

Cette justice exceptionnelle s’appliquerait dans le cas de la transition inscrite au titre XIII de la Constitution. C’est-à-dire « Les dispositions transitoires relatives à la Nouvelle- Calédonie ». La justice transitionnelle n’est pas une justice figée, elle s’adapte au contexte, en l’occurrence ici, au cas d’une décolonisation selon les termes de l’ONU depuis l’inscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non autonomes à décoloniser. L’objectif serait de voir comment pourraient être traitées les violences aux droits de l’homme intervenues ici. On peut parler de la colonisation, des spoliations foncières, des déplacements des clans, de l’arrivée de populations allochtones qui ont subi aussi des violations des droits de l’homme, du dernier référendum auquel le peuple kanak n’a pas participé… En clair, depuis la prise de possession aux années récentes.

L’État a-t-il déjà eu l’occasion de l’instaurer ?

La démarche est très récente en France. La mise en place d’une commission est en train d’être étudiée pour les « enfants de la Creuse » [le transfert forcé de plus de 2 000 mineurs de l’île de La Réunion vers la Métropole dans les années 1960 et 1970, NDLR]. En Guyane, les populations autochtones ont aussi fait la demande, il me semble. L’État n’a pas, à ce jour, créé de commission ici, mais il a « mis un pied » dans la justice transitionnelle lors du discours du président de la République à Nouméa en juillet 2023. Emmanuel Macron a en effet évoqué « le chemin du pardon » et la mémoire, qui font partie du droit à la vérité et à la réparation, des piliers de la justice transitionnelle. Toutefois, pour une véritable réconciliation, l’ensemble des piliers doit être mobilisé. Il faut inventer une procédure, parce que ce contexte de décolonisation est inédit.

La justice transitionnelle implique-t-elle la mise en place d’un tribunal ?

C’est envisageable pour juger des faits de la colonisation par exemple. Il peut intégrer des juges français ou internationaux, des coutumiers, des chercheurs, etc. Il faut l’inventer.

Propos recueillis par Yann Mainguet