Faut-il libéraliser la vente de viande de cerf chassé ?

Dans le cadre du projet Résilience des écosystèmes et des sociétés face au changement climatique (Resccue), une étude a été présentée, lundi 30 juillet à la CPS, sur l’opportunité de libéraliser le marché de la viande de chasse. L’idée est de voir dans quelle mesure la mise en place d’un nouveau marché pourrait constituer un outil intéressant de lutte contre le fléau que représente le cerf pour l’environnement.

Faut-il autoriser les chasseurs à vendre le fruit de leur battue ? La question ne date pas d’hier et si les responsables politiques calédoniens l’ont posée à de nombreuses reprises, jamais ils n’y ont apporté de réponse. En creux, on retrouve pourtant un éventail de questions sociales qui intéressent tout particulièrement la population. Ce n’est pas nouveau, le cerf est l’un des fléaux les plus importants pour la flore et la faune de la Nouvelle-Calédonie.

L’impact environnemental de cette espèce envahissante introduite en 1870 n’est plus à démontrer. Le cerf détruit les cultures et les forêts, ce qui cause d’importants problèmes sur les bassins versants, donc la ressource en eau sur l’ensemble du territoire. Cela favorise également l’érosion des sols et les feux de brousse qui ravagent davantage le pays chaque année. Si les premiers dégâts ont été constatés dès les années 1880, l’importance du cerf pour la population a conduit à adopter des pratiques de chasse favorisant une ressource abondante, épargnant notamment les femelles et les faons.

L’étude rappelle l’importance des coûts engagés pour la préservation de l’environnement au travers d’actions de régulation. Chaque année, la lutte contre les espèces invasives coûte près de 2,2 milliards de francs à la Nouvelle- Calédonie dont 55 % sont dédiés à la lutte contre les cerfs et les cochons sauvages, soit environ 450 millions de francs. Ces sommes permettent en particulier de financer les primes à la mâchoire, la capture des cerfs en vue de les intégrer dans la filière d’élevage ou encore la participation de la Fédération de la chasse et des associations de chasse à la régulation.

15 % de la viande consommée par les Calédoniens

Afin d’inciter la régulation au travers du soutien à la filière d’élevage, une délibération a été adoptée en 2010. Elle fixe les conditions sanitaires de collecte, le traitement et la mise sur le marché de cerfs sauvages. Une délibération qui venait encadrer la filière « longue », mais laissait un vide juridique autour de la filière courte, à savoir la vente de viande chassée. Selon l’étude, ce marché informel représente pourtant presque toute la viande de cerf échangée sur le territoire. En 2017, la filière formelle (l’élevage) a mis sur le marché près de 150 tonnes de viande, soit l’équivalent de 7 500 cerfs quand la filière informelle aurait, de son côté, permis d’en écouler près de 2 300, soit l’équivalent de quelque 115 000 cerfs. Si on le rapporte au total de viande consommée par les Calédoniens, le cerf représenterait 15 %.

En 2014, le gouvernement avait envisagé une réforme de la délibération de 2010 afin de rendre possible la commercialisation de viande chassée auprès des particuliers ou des restaurateurs, traiteurs ou encore charcutiers, ce qui, pour rappel, est aujourd’hui illégal bien que largement pratiqué. Face aux craintes des éleveurs de cerf et plus généralement des professionnels de la viande, le projet de modification avait été tout bonnement abandonné.

L’étude réalisée à la demande de la CPS, en concertation avec la province Nord et le Conservatoire des espaces naturels, apporte de nombreux enseignements. Elle montre notamment que c’est l’ensemble de la filière qui pourrait en bénéficier et pas uniquement les chasseurs. L’analyse économique laisse à penser que la demande pourrait augmenter de 1 805 tonnes, dont 695 pour la demande actuellement inassouvie, faute d’accès au produit, une demande de 387 tonnes de cerf actuellement portée sur le marché informel qui se porterait sur le marché formel et 723 tonnes de dons qui se passeraient également sur le marché formel. Afin de répondre à cette nouvelle demande, il faudrait augmenter le niveau de prélèvement de l’ordre de 25 %. Un potentiel qui peut donner de l’espoir, pour la régulation, autant que des craintes, notamment au cas où les chasseurs ne parviendraient pas à répondre à la demande. Dans ce cas, les tensions sur le marché conduiraient à une augmentation du prix et rendraient par conséquent l’accès à ce produit plus difficile pour les ménages les moins favorisés.

Les travaux montrent également des résultats très différents selon les contraintes réglementaires qui pourraient être adoptées. En cas de contraintes faibles, les chasseurs seraient fortement incités à mettre l’ensemble du produit de leur chasse sur le marché formel. L’autoconsommation et le don se verraient découragés avec un risque de ne pas fournir suffisamment de viande pour assouvir la demande pouvant conduire à une augmentation des prix. Mais dans l’ensemble, le marché du cerf croîtrait de façon importante pour représenter des échanges atteignant près de 4,62 milliards de francs, contre 2,65 aujourd’hui.

Dans le cas de contraintes réglementaires modérées, les chasseurs seraient moins incités à participer au marché formel et l’autoconsommation et le don seraient préservés. La création de valeur serait dans ce cas potentiellement moindre que dans le premier scénario avec une valeur d’échange estimée à 2,86 milliards de francs, soit une augmentation de 8 %. En cas d’une réglementation contraignante, les chasseurs n’auraient pas intérêt à écouler leur viande sur le marché formel et le marché continuerait, comme aujourd’hui, à être dominé très largement par les dons et l’autoconsommation. Dans ce scénario, il y aurait une diminution de la valeur créée de l’ordre de 368 millions de francs.

Trouver le juste équilibre

Au regard des chiffres, on pourrait penser que l’intérêt général commanderait de libéraliser le marché avec peu de contraintes. Mais l’étude apporte des éléments plus fins qui poussent à la prudence. En cas de libéralisation du marché, la structure du marché actuelle serait très fortement modifiée au détriment de l’autoconsommation et du don. Comme a pu le montrer une étude de l’Institut agronomique calédonien en 2013, le cerf joue un rôle social important, en particulier dans le cadre des échanges coutumiers. C’est d’ailleurs en tribu qu’une grande partie des prélèvements sont effectués (63 480 cerfs en 2010). La répartition des chasseurs est par ailleurs intéressante puisque l’étude rapporte que près de 67 % d’entre eux relèvent du statut coutumier pour un tiers de chasseurs de droit coutumier. La préservation de ce type d’échange paraît donc importante du point de vue des équilibres sociaux.

Si les pouvoirs publics parviennent à libéraliser le marché sans le déstabiliser, en sachant que la viande chassée et la viande d’élevage sont très différentes et donc peu en concurrence, les bénéfices pourraient être de plusieurs ordres. Sur le plan environnemental tout d’abord, grâce à l’incitation à chasser davantage, mais également sur le plan social. Ce nouveau marché pourrait conduire à la professionnalisation de chasseurs et en particulier dans les régions les plus isolées, favorisant par la même occasion le maintien des populations dans les zones rurales.

Comme l’ont souligné de nombreux acteurs présents lors de la présentation de l’étude, la libéralisation du marché n’a toutefois pas vocation à résoudre tous les problèmes. Cela reste un outil au service de la régulation de cette espèce envahissante et ce d’autant qu’autour de la modification de la délibération, de nombreux aménagements devront être réalisés sans compter sur la nécessaire facilitation d’accès au domaine. Il faut simplement espérer que cette étude ne finisse pas, comme toutes les autres sur la question, au fin fond d’un tiroir, et que les élus, comme le souhaite Aurélie Ghysels, l’une des co-auteures, s’en emparent afin de définir une politique publique allant dans l’intérêt des Calédoniens.

L’étude est en ligne sur : http://www.spc.int/DigitalLibrary/Get/zadh4

M.D.