Alors que la situation restait tendue lundi 3 juin à Dumbéa, nous avons rencontré le maire, Yoann Lecourieux. Sa commune, laissée à l’abandon durant « huit jours », a subi d’immenses dégâts. Il revient pour nous sur cette catastrophe à grande échelle.
DNC : Quand et comment les exactions ont-elles débuté ?
Yoann Lecourieux : Elles ont commencé dès lundi 13 mai, simultanément en plusieurs endroits. On a été pris de vitesse comme toute l’agglomération. Ça s’est intensifié dans les jours suivants. Les émeutiers ont pris confiance en eux parce qu’ils n’avaient pas d’opposition. Ils se sont attaqués aux plus grosses enseignes, aux différentes zones. On a tout de suite alerté sur le besoin de renforts. Il y a eu dans les premiers jours quelques interventions de secours à la personne des gendarmes, mais l’effectif permanent a été instauré au huitième jour. Pendant tout ce temps de surprise, de latence, on a perdu 80 % de notre tissu économique. Tout a été massacré. La seule zone préservée est la partie nord et je tiens à remercier tous les voisins vigilants qui ont protégé dès le premier jour le secteur du col de Tonghoué au col de Katiramona.
Le dispositif d’ordre est en place. Pourtant, rien n’est réglé. Quel est le problème ?
Vous pouvez constater par vous-même qu’aujourd’hui [lundi, Ndrl], ça pète partout. On a été bloqués au cœur de la ville, sur la Savexpress, à Apogoti… En clair, on n’est toujours pas dans la libre circulation des biens et des personnes. Pour moi, il y a depuis le début, un manque d’objectifs clairs et d’instructions pour arrêter les personnes. C’est ce que j’ai dit au président de la République, au ministre de l’Intérieur. Je pense que 3 000 gardes mobiles, 4 000 forces de l’ordre suffisent largement pour stopper ces bandits. Libérer gentiment durant trois semaines ou libérer rapidement, ils savent tout faire ! Là, c’est tout juste si chaque ordre ne doit pas remonter à Paris. Ceux d’en face ont plus de souplesse. Et plus ça dure, plus on perd. Comme ils n’ont quasiment plus rien à brûler, ils attaquent l’aménagement urbain : les candélabres électriques sont dévissés et jetés sur la chaussée, les parois de protection routière arrachées et tordues pour bloquer les routes le soir. Ils sont en train de tout casser.
Pour moi, il y a depuis le début, un manque d’objectifs clairs et d’instructions pour arrêter les personnes.
La commune connaît-elle les émeutiers ? On a entendu que des gens de l’extérieur étaient venus…
Beaucoup des hommes interpellés sont extérieurs à la commune. Ils viennent des Îles et de la côte Est pour la plupart. Il y a un nid de délinquants ici qui en profitent pour faire des exactions et ils sont soutenus par ces gens extérieurs.
Avez-vous un ou des interlocuteurs dans ces groupes, au sein de la CCAT ?
Non, ça fait bien longtemps qu’il n’y a plus de CCAT, ils ont créé des petits chefs. Quelquefois, il y a aussi des pseudo-parents qui au début étaient dans le coup et qui maintenant se transforment en gentils. On observe qu’il n’y a pas que des jeunes, la plupart des gens avec qui je parle ont plus de 40 ans. Les jeunes, c’est la chair à canon qui va brûler. Sinon, c’est plein de vieux.
Vos administrés ont-ils été calmes, compte tenu de la situation ?
Ils ont été très résilients, malgré leur colère, leur impatience, ce sentiment d’abandon. Pendant presque trois semaines, ils n’ont pas senti d’évolution dans leur quotidien. Et ce matin, ils ont été refroidis. J’ai peur d’un incident. Parce qu’il y a la fatigue, le stress, l’énervement. À un moment, ça va exploser. Des gens que je n’avais jamais vus sont venus pleurer dans mes bras à la pointe à la Dorade, comme si j’allais les sauver.
L’accès au Médipôle entravé durant tout ce temps, qu’en pense le maire ?
Le Médipôle n’est pas sécurisé de manière durable. C’est un organe important qu’il fallait protéger depuis le début. Je l’ai dit à tout le monde, mais c’est comme prêcher dans un désert.
Quelle est votre lecture de ce qui vient de se produire ?
Il n’y a rien d’improvisé. En tout cas, les premiers jours ont été bien programmés. Les cibles étaient bien identifiées. Mais ceux qui ont allumé le feu et qui ont pensé maîtriser cette CCAT ou cette colère n’arrivent pas à les stopper. Certains élus ont mis le feu, des deux côtés. Pour les marches, c’était le concours de qui avait le plus grand nombre de personnes. C’était l’escalade. Ensuite, avoir laissé faire les marches était une erreur fondamentale. Nous avions demandé qu’elles soient interdites. Parce que tous les jeunes qui sont descendus sont restés et ce sont eux qui servent de chair à canon partout. À la fin, on sait qui a fait le plus grand « bordel », pour reprendre l’expression de quelqu’un. Il ne fallait pas jouer à ça. Nous, nos mecs font une manif, ils rentrent à 11 heures manger le barbecue avec maman. Les autres pendant une semaine, 15 jours, ils peuvent « foutre le bordel » dehors. C’est la nuance.
Les alertes à l’État ont-elles été suffisantes ?
Il y a eu ici une escalade des mots, des comportements, une erreur sur les manifestations et d’autres alertes ont été émises sur les voyages de certains à l’étranger, des demandes de renfort, etc. Mais les maires n’étaient pas audibles. Le problème est qu’après on vient nous voir pour éteindre le feu, nettoyer et reconstruire… Je pense que si Paris nous avait écoutés, on aurait pu éviter l’ampleur de la catastrophe, l’arrêter plus tôt. Donc ce qu’on a demandé au président, c’est de nous écouter maintenant. Et je pense que s’il y a une chose qu’il a bien entendue, c’est ça.
Avoir laissé faire les marches était une erreur fondamentale.
De quoi avez-vous besoin aujourd’hui ?
Que l’ordre soit rétabli pour que l’on puisse retrouver une liberté de circuler en toute sécurité. On demande aussi un soutien pour la reconstruction. Pour une commune comme la nôtre, c’est simple : c’est 20 ans de progrès brûlés en sept jours. Dumbéa est la commune qui a connu le plus grand progrès ces 20 dernières années et tout a été anéanti. La reconstruction ne se fera qu’avec l’État vu les dégâts et ce que cela va engendrer sur les régimes sociaux, la Cafat, Enercal que le territoire ne pourra plus assumer. Les conséquences directes sont portées par les quatre communes de l’agglomération et les conséquences indirectes par la Nouvelle- Calédonie. Je rappelle que les premières sont encore des collectivités d’État. Le président a déjà suggéré la mise en place d’une agence pour la reconstruction…
Vous travaillez depuis un moment pour la commune : comment vivez-vous cela personnellement ?
C’est de la colère, de l’écœurement, de la tristesse. Cela étant, il reste de l’énergie pour se dire qu’il va falloir reconstruire pour les gens qui veulent ce développement. On est obligés. On ne va pas laisser le mal prendre le dessus. Donc on va se battre. Mais on reconstruira autrement.
C’est-à-dire ?
On voit que tous les grands centres de logements sociaux posent problème. On nous a poussés, en tout cas mes prédécesseurs, à construire, notamment dans les actes provinciaux, beaucoup de logements sociaux. Encore une fois, à nous ensuite de gérer le désordre derrière. Il faut réfléchir autrement l’aménagement communal, poursuivre dans la mixité. Il faut aussi qu’au niveau territorial, les provinces se ressaisissent. La plus grande migration a eu lieu en interne : du nord et des îles vers le sud. C’est qu’elles n’ont pas joué le jeu du rééquilibrage. Si certains ne se sentent pas bien dans les aménagements du Sud, il faut qu’ils puissent être bien dans leur province d’attache. Il y a sûrement un effort à faire sur la justice sociale, mais je pense que toutes les collectivités doivent jouer ce rôle, ce qu’elles n’ont pas fait.
On ne va pas laisser le mal prendre le dessus. Donc on va se battre. Mais on reconstruira autrement.
Politiquement, qu’avez-vous pensé du positionnement du président ?
Le président a dit des choses claires : la nécessité de rétablir l’ordre pour les discussions, une pause dans le vote de la loi pour donner le temps et intégrer les maires de l’agglomération dans la discussion sur le potentiel accord. J’observe qu’il a discrédité certains élus qui prônaient le rétablissement de l’ordre en 48 heures qui était infaisable, pas de mission du dialogue et l’avancement du texte de loi.
Comment se déroulent les discussions ?
J’ai vu les trois missionnaires. Ça n’avance pas parce que les indépendantistes sont tota- lement éclatés avec la CCAT qui veut prendre le pouvoir aux vieux de l’UC. Les prochains rendez-vous de l’UC et du FLNKS seront déterminants. Après, la mission doit établir plusieurs options. Le président a indiqué que s’il sentait des avancées en un mois, il laisserait plus de temps.
L’ambiance entre les communautés vous inquiète-t-elle ?
C’est sûr que la relation de confiance va être compliquée. En même temps, soit on décide de vivre ensemble et ça peut durer longtemps, soit on décide de mourir ensemble et ça peut être très rapide. Les Mélanésiens seront toujours là, et moi qui suis de la 7e génération, mon fils de la 8e, je sais où je vais mourir et tous les Calédoniens sont comme cela, même ceux de cœur. On est obligés de vivre ensemble. À nous maintenant de trouver le bon équilibre. Je pense aussi que certains doivent prendre leurs responsabilités. Je n’ai pas beaucoup entendu les coutumiers depuis trois semaines, pourtant ce sont leurs gamins qui sont dans les rues. Je n’ai pas entendu les responsables indépendantistes s’exprimer de manière très claire. Le réveil va être difficile avec entre 5 000 et 8 000 personnes qui ont perdu leur emploi direct sur l’agglomération. C’est quatre fois une usine. Et ceux qui vont en pâtir le plus, ce sont les personnes fragiles.
Propos recueillis par Chloé Maingourd