Professeur assistant à l’université de Princeton, aux États-Unis, Florian Lionnet vient en Nouvelle-Calédonie, où il a fait son collège et son lycée, depuis 2017. Il s’intéresse aux langues kanak, notamment le paicî et le cèmuhî. Aux côtés de deux autres linguistes, il a animé une conférence à l’Université sur la documentation et la préservation linguistique, fin août. Un enjeu sur le territoire.
DNC : En quoi consiste le travail de linguiste ?
Florian Lionnet : Le linguiste s’intéresse aux structures de la langue, à leurs caractéris- tiques grammaticales, phonologiques, etc. Et, de manière plus générale, à ce que l’étude des langues nous apprend sur ce qu’est le langage humain, sa fonction.
En Nouvelle-Calédonie, vous travaillez sur le nemi, le cèmuhî et le paicî. Pourquoi ce choix ?
Ce qui m’intéresse, c’est que ce sont des langues tonales, comme le chinois par exemple, c’est-à-dire que la hauteur mélodique permet de différencier les mots, leur sens peut changer si la voix est aigüe ou grave. C’est fréquent, plus de la moitié des langues du monde le sont, notamment en Afrique subsaharienne. Or, cela fait 13 ans que je travaille au Tchad, et je voulais comparer les systèmes tonals d’ici à ceux dont j’ai l’habitude là-bas. Il s’avère qu’ils sont différents, les propriétés des langues kanak tonales, le drubea, le kwényïï, le cèmuhî ou le paicî, sont assez uniques.
Qu’est-ce qu’une langue, est-ce uniquement un moyen de communiquer ?
C’est le moyen de communiquer principal entre êtres humains, langue orale ou des signes. Mais, ce qui passe par la langue est très complexe. Par exemple, quand on parle dans une autre langue que la sienne, on exprime les choses différemment : c’est un peu une autre façon de penser, cela permet de voir le monde sous un angle nouveau. Le monde n’est pas forcément découpé de la même manière. Si vous allez à Lifou, par exemple, la catégorie waco (oiseau) comprend la chauve-souris, ce qui n’est pas le cas chez nous. Les catégories grammaticales ne sont pas les mêmes non plus. Il y a des langues qui marquent le temps sur le verbe, comme le français. Dans d’autres, on va dire « demain, je fais » ou « hier, je fais ». Par contre, le verbe « faire » va être différent si je fais longtemps ou pas, plusieurs fois ou pas.
La Nouvelle-Calédonie est un territoire riche au niveau linguistique ?
C’est un territoire très riche parce qu’en plus des 28 langues kanak, il y a le français, le vietnamien, le javanais, le wallisien, le futunien, le mandarin, le tahitien, l’anglais, le japonais, le bichelamar. Il y a une densité linguistique assez forte par rapport à la taille de la population, comme dans les îles de la Mélanésie. La plus forte se trouve au Vanuatu, avec à peu près 80 langues.
Le risque que des langues se perdent est réel ?
Oui. Certaines n’ont pas beaucoup de locuteurs et les jeunes générations, qui les parlent essentiellement avec leurs grands-parents, sont dominants en français. Il y a donc de fortes chances qu’ils ne les transmettent pas à leurs enfants. Une dizaine de langues peuvent être considérées comme en danger à moyen terme.
Qu’est-ce qui les menace ?
Les langues ne sont pas en bonne santé ou en danger indépendamment de leur contexte. Ce qui les met en danger, c’est quand il y a des changements dans ce qu’on appelle l’écologie linguistique, c’est-à-dire l’environnement naturel, social, politique, économique, idéologique, etc., qui permet la pratique de ces langues. L’écologie linguistique peut être perturbée par une catastrophe naturelle, une épidémie, une guerre… Mais, le plus souvent, elle l’est en raison de différences de pouvoir entre des communautés majoritaires qui imposent leurs langues et d’autres qui se retrouvent minoritaires ou minorisées. Ces dernières vont arrêter de parler leur langue au profit de l’autre, qui se perd.
Ce phénomène est-il irrémédiable ?
En théorie, on peut essayer de changer cette écologie linguistique. On pourrait décider d’enseigner davantage les langues kanak à l’école, ce qui implique de former des enseignants et de leur donner du matériel pédagogique. Aujourd’hui, il est possible d’en passer quatre en option au bac, mais cela fait 30 ans qu’on n’a pas vu un manuel scolaire publié pour les enseigner. Cela demande de l’argent et représente une sacrée logis- tique à mettre en place. C’est sûr que c’est plus facile en Nouvelle-Zélande où il n’y a que le maori. C’est un peu plus difficile en Nouvelle-Calédonie, mais certaines langues sont parlées par suffisamment de personnes pour que ça vaille le coup, comme le drehu, le nengone, le paicî, le xârâcùù et l’ajië, parlées par plus de 5 000 personnes chacune. Mais il faut une volonté politique.
De telles initiatives ont-elles étaient mises en place ailleurs ?
Au Pays de Galles, beaucoup d’efforts sont fait pour renforcer le gallois. Il y a des écoles qui enseignent uniquement le gallois et qui introduisent l’anglais progressivement, et des universités qui enseignent en gallois. Les autorités essaient aussi de donner une importance sociale au gallois en favorisant l’emploi des gens qui parlent la langue ou en exigeant sa maîtrise pour accéder à certains postes. Si on prend le cas du basque, il a été en grande partie sauvé en Espagne par l’autonomie du Pays basque et la nécessité de parler basque pour avoir un poste de fonctionnaire. On pourrait imaginer que parler une langue kanak favorise l’obtention d’un poste de fonctionnaire, par exemple.
À quoi ça sert de sauver ces langues ?
L’histoire d’un peuple est en partie encodée dans une langue, qui est le résultat de millénaires d’évolutions linguistiques. La langue transmet aussi des éléments culturels, recèle des savoirs issus de siècles d’expériences humaines cumulées, des connaissances des plantes médicinales, etc. Perdre cela, c’est perdre une partie de ses racines.
Il existe déjà un problème de maîtrise du français à l’école, est-ce une bonne idée d’en rajouter ?
Il y a cette idée que si on apprend deux langues à l’école, les enfants vont s’emmêler les pinceaux. Je travaille dans le sud du Tchad, dans une région où les enfants parlent quatre langues apprises à la maison, parce que papa en parle une, maman une autre, les grands-parents aussi… Ce n’est pas un problème, et toutes les études le montrent de manière très claire et depuis longtemps. L’idée comme quoi cela compliquerait l’apprentissage est infondée, c’est même l’inverse. Apprendre à l’école dans une langue qui n’est pas sa langue dominante peut entraîner un échec scolaire, c’est vrai ici ou dans les pays d’Afrique franco- phone. Les études montrent qu’apprendre les bases, lire, écrire et compter dans sa langue marche beaucoup mieux. Une fois qu’elles sont maîtrisées, c’est plus facile de passer à la langue officielle du pays.
Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat
La documentation linguistique : l’exemple du jawe
La conférence animée par Florian Lionnet le 24 août depuis le campus de Baco, à Koné, portait sur la documentation linguistique, une discipline qui s’est développée dans les années 1990 pour essayer de lutter contre la disparition de certaines langues. Elle consiste à enregistrer des gens parler la langue dans le plus de contextes différents possibles (conversations, chansons, contes, recettes…). « On ne parle pas de la même manière dans un discours coutumier ou une berceuse. » Puis à traduire ces textes, réaliser un dictionnaire, une esquisse grammaticale et constituer des archives. Les objectifs ? Conserver une trace de la langue, voire aider à sa transmission et sa revitalisation.
Afin d’illustrer la thématique, Alexandre Elias, américain d’origine française, doctorant en linguistique à l’université de Berkeley, en Californie, a partagé son expérience sur le terrain à Ouayaguette, dans le cadre de sa documentation sur le jawe. La langue, qui compte environ 800 locuteurs, est très pratiquée. « L’état de transmission est fort, les enfants le parlent tous. »
Le chercheur a commencé par collecter le patrimoine oral. Il a recueilli un ololoo, une berceuse qu’une seule personne a pu chanter dans la tribu. Mais aussi des discours coutumiers, des contes… « J’ai pu en enregistrer une vingtaine, dont un hîngo, conte traditionnel de la région de Hienghène, l’hirondelle busière et la loche, connu seulement par quelques aînées. »
Alexandre Elias en a fait un livre trilingue en jawe, français et anglais, pour lequel il a mené un projet d’illustrations avec les enfants à l’école. « C’est important de les engager dans la recherche, parce que c’est eux qui vont être porteurs de la langue. » Il compte également réaliser un recueil de chants et envisage d’élaborer un dictionnaire trilingue jawe, français et anglais, un travail qui devrait lui prendre entre 10 et 15 ans.
CHIFFRES
28 langues kanak sont parlées en Nouvelle-Calédonie par 68 345 locuteurs de plus de 14 ans, selon des chiffres de l’Isee datant de 2014, rapporte l’Académie des langues kanak sur son site internet. Le drehu (aire coutumière Drehu) ; le nââ kwényïï, le nââ numèè, le nââ drubea et le tayo (aire coutumière Drubea-Kapumë) ; l’ajië, le arhö, le arhâ, le ‘ôrôê, le neku (aire coutumière Ajië-Arhö) ; le paicî et le cèmuhî (aire coutumière Paicî-Cèmuhî) ; le nengone (aire coutumière Nengone) ; le xârâcùù,
le xârâgurè et le tîrî (aire coutumière Xârâcùù) ; le iaai et le fagauvea (aire coutumière Iaai- Fagauvea), et le pije, le fwâi, le nemi, le jawe, le caac, le nyelâyu, le nêlêmwa-nixumwak, le yuanga, le pwapwâ et le pwaamèi (aire coutumière Hoot ma waap). Le région de Voh-Koné compte plusieurs dialectes : le bwatoo, le haeke, le hmwaeke et le vamale. Et le sîshëë (région de Bourail) est estimé éteint, seule une poignée d’anciens le parlent encore.
19 des 28 langues kanak sont considérées comme au moins vulnérables, soit 67 %, selon l’Atlas des langues en danger de l’Unesco.
7 000 langues environ sont parlées dans le monde.
Entre 30 % et 90 % des langues risquent de ne plus être parlées d’ici à la fin du siècle.
2022-2032 : Décennie des langues autochtones par l’assemblée de l’ONU. Pour se documenter, plusieurs sites internet existent, dont elararchive.org, pangloss.cnrs.fr et paradise.org.au (archives d’environ 1 350 langues principalement de la région Pacifique).