Cofondateur de Caledoclean, vice-président de la Fédération des œuvres laïques, membre actif du collectif des associations, la vie de Thibaut Bizien se confond avec son engagement au service de la société. Le militant veut porter la voix de ces structures « laissées à l’abandon par les institutions ».
DNC : Le collectif des associations a été réactivé il y a quatre mois, pourquoi ?
Thibaut Bizien : C’est la crise que nous traversons qui a motivé sa relance. Le CDA regroupe 35 associations et fédérations, ce qui représente une soixantaine de membres. Son objectif est de renforcer la collaboration et la mutualisation et d’améliorer la résilience du tissu associatif face à la crise, sachant qu’il n’a pas fallu attendre le 13 mai pour être en difficulté, puisque cela fait dix ans que des associations voient leurs subventions diminuer. Le collectif devrait les aider à être reconnues comme un véritable partenaire au même titre que l’est le monde économique pour ainsi avoir notre voix au chapitre.
Quel est son rôle ?
Le secteur associatif manque de considération. Les associations n’ont fait l’objet d’aucun dispositif d’aide financière depuis six mois, elles sont complètement laissées à l’abandon par les institutions locales et l’État, alors qu’elles représentent 300 structures et 3 000 emplois dans des secteurs clés : sport, éducation, santé, culture, environnement, handicap, social, numérique, emploi… Et elles mènent des actions d’intérêt général et des missions de service public. Nous demandons de pouvoir disposer d’un fonds de soutien afin de maintenir l’emploi et les missions. Si elles s’effondrent, cela va renforcer la gravité de la crise sociale, puisque l’ensemble des bénéficiaires, c’est-à-dire des personnes déjà précarisées, vont l’être davantage. Deuxièmement, nous demandons le droit à la concertation pour pouvoir participer à l’élaboration des politiques publiques que nous mettons en œuvre.
Vous avez rencontré le cabinet de François-Noël Buffet lors de son déplacement en octobre, qu’en est-il ressorti ?
Nous avons abordé ces deux sujets. L’État nous a répondu qu’il ne pouvait pas s’engager sur un fonds. Ils nous ont dit qu’ils travaillaient à l’accompagnement financier des institutions locales et qu’une fois cet accompagnement débloqué, elles pourraient nous verser les subventions. Ce qui pose deux questions : est-ce que nous ferons l’objet d’un soutien à la hauteur de notre besoin ? Et est-ce que les délais correspondront à l’urgence ? Parce que ces six derniers mois, des associations ont fermé, d’autres sont à 50 % ou 80 % de chômage partiel, la plupart creusent leur trésorerie sans avoir aucune visibilité sur la contribution des institutions. C’est une vraie inquiétude. Mais, nous avons été rassurés sur le fait que l’État dit réfléchir à une méthode qui permettrait de consulter le plus grand nombre de Calédoniens dans le cadre des discussions sur l’avenir institutionnel.
Comment intégrer la société civile dans les débats ?
La société civile n’est pas représentée et les associations sont exclues des discussions autour de l’avenir. Pour le plan S2R, il y a eu une enquête en ligne. Mais au-delà de ça, il faut instaurer des dispositifs qui permettent de consulter les personnes de manière directe, une forme de démocratie participative pour prendre des décisions plus collectives. Cela a deux avantages : une meilleure adhésion de la population au projet de société et la prise en compte de la réalité de l’ensemble des populations, parce que tout le monde n’a pas les mêmes aspirations.
Vous avez été auditionné au Congrès le 30 octobre. Qu’avez-vous expliqué ?
Nous avons parlé des problématiques financières rencontrées par les associations, du manque de cadre légal qui permettrait de faciliter leur travail, notamment la loi sur l’économie sociale et solidaire, de la création d’un bureau des associations, de la question de la délégation de service public, des conventions pluriannuelles que nous demandons depuis dix ans, de la mise en place d’un statut du bénévole. Nous avons conscience de ne pas être la priorité, mais si les associations meurent, la crise sociale va être terrible. Elles bénéficient de compétences qui, lorsqu’elles vont cesser de s’exercer, seront difficilement remplaçables et entraîneront un surcoût pour la collectivité, car ces opérateurs sont bien moins coûteux que des entreprises privées.
Les collectivités n’ont versé quasiment aucune subvention cette année, dans quel état se trouvent les associations ?
Autour de moi, sept ont déjà fermé, des ONG internationales quittent le territoire, des structures mettent leur activité en sommeil, comme l’association Zéro déchet, les associations sont dans l’incertitude quant à leur survie. Elles sont en train de mourir, à la fois parce qu’on n’a plus de moyens, mais aussi parce qu’il y a une perte de sens, personne ne sait où il va, nous sommes dans un flou global. Il n’y a pas un modèle de société dans lequel on s’inscrit collectivement et on se reconnaît. Les gens se demandent pourquoi s’investir. Il y a beaucoup de souffrance dans le monde associatif, nous l’avons vu au Congrès, des personnes ont pris la parole avec beaucoup d’émotion, les larmes aux yeux, il y a des burn out chez les bénévoles.
Outre les subventions, il existe le mécénat et le partenariat privé, qu’en est-il ?
Les associations ont perdu l’ensemble de leurs capacités financières. Les subventions, qui ne sont pas des faveurs mais un cofinancement légitime des structures qui portent une partie du service public, ne sont plus versées. Étant donné la crise économique, le mécénat et le sponsoring ne sont plus disponibles et les particuliers ne font plus de dons. La seule chose qui reste, ce sont les appels à projets. Mais seuls, ils ne permettront pas aux associations de s’en sortir.
En plus de ces problèmes, certaines structures ont perdu des biens pendant les émeutes…
Des associations ont été prises pour cible, ce qui est incompréhensible : Ensemble pour la planète, le Centre d’initiation à l’environnement (CIE), les Villages de Magenta, Saint-Vincent-de-Paul (SSVP), Témoignage d’un passé…, ce qui renforce les difficultés, car elles ne disposent pas forcément des moyens de se remettre des dégâts subis. Le café He Tāngata de la Banque alimentaire, par exemple, a été saccagé et cela prendra des années avant de pouvoir remettre sur pied de tels projets. C’est terrible pour les personnes qui ont œuvré pour cela, c’est une violence morale dure à porter. La FOL ne va plus avoir les moyens d’accueillir dans ses centres les personnes en situation de handicap. Si on efface les outils qui permettent de faire le lien, notre société va énormément souffrir.
Des associations travaillent avec des jeunes en réinsertion et sont menacées au moment où on en a le plus besoin…
Ce sont les structures qui s’occupent le plus des jeunes. Cette jeunesse, directement concernée par la crise, en a besoin pour vivre des choses dans les domaines de la culture, du sport, de l’environnement, de l’insertion professionnelle. Une étude de 2016 dit qu’il y a des milliers de jeunes marginalisés sans emploi, sans permis, hors parcours de formation. Il y a une problématique jeunesse conséquente et connue depuis longtemps. Et si on ne s’en occupe pas, la précarité et la marginalité vont perdurer.
Peut-on craindre que des secteurs soient délaissés ?
Certaines associations répondent mieux aux besoins que la crise génère. L’accès à la santé, à la nourriture, à l’insertion, c’est important aujourd’hui, mais une association de hip-hop l’est aussi parce qu’elle sert les jeunes, leur fait découvrir une activité, développer du savoir-faire… Derrière chaque petite structure, il peut y avoir un ensemble de gains pour la société. C’est en ce sens qu’il ne faut pas qu’il y ait de préférence entre les différents secteurs, sinon on favorisera l’émergence d’une nouvelle crise.
C’est compliqué de dire aux gens qu’il est important de bien gérer ses déchets quand
la moitié du pays a brûlé.
Les émeutes ont-elles eu des conséquences sur l’environnement ?
Nous avons beaucoup parlé des impacts économiques, mais il y a l’impact social, qui est dramatique. Dans mon entourage, des personnes se sont suicidées, ont perdu leur emploi, vivent très mal ce qu’il s’est passé. Et puis, il y a l’environnement, dont on a peu parlé, mais qui a été affecté à un niveau conséquent. Des centaines d’établissements, des centaines de maisons et des milliers de véhicules ont brûlé. Les incendies ont rejeté des particules fines dans l’atmosphère qui continuent de se balader et qu’on respire. Il y a une pollution globale à la fois des sols, où une partie des résidus de produits chimiques toxiques se sont infiltrés avec les pluies, des mangroves et du lagon, avec un impact sur les écosystèmes associés et la santé des Calédoniens.
Comment se porte Caledoclean et comment envisagez-vous les mois à venir ?
Nous sommes en difficulté. L’association a perdu 50% de son budget en un an. Des subventions non versées de 2023 ont été annulées, donc nous sommes endettés sur 2023 et 2024. Nous n’avons pas pu travailler pendant plusieurs mois et nous n’avons pas de visibilité sur l’année prochaine. La seule chose que l’on sait, c’est que nous avons eu la chance d’être retenus sur des appels à projets qui peuvent laisser entrevoir une activité pour 2025. Cela fait 12 ans que l’association existe, nous avons planté 160 000 arbres et ramassés 1 million de kilos de déchets.
La crise a-t-elle remis en cause votre engagement ?
Oui, cela est très dur. C’est compliqué de dire aux gens qu’il est important de bien gérer ses déchets quand la moitié du pays a brûlé. C’est compliqué de dire de planter des arbres là où d’autres continuent à mettre le feu à ce patrimoine collectif. Au départ, il y a eu beaucoup d’émotion. Je me suis vraiment effondré, je suis très touché parce qu’on vit.
Qu’est-ce qui vous pousse à poursuivre vos actions ?
Je me suis dit que l’environnement n’était pas la principale cause défendue par Caledoclean. L’association se sert de l’écologie comme vecteur de lien social. Notre objectif est de reconnecter les individus à travers des projets de protection de l’environnement, notre socle commun. C’est le meilleur endroit pour se retrouver, échanger, monter des projets et, pourquoi pas, pardonner. C’est ça qui m’a remotivé, de mettre du sens.
Vous avez perdu des bénévoles ?
Oui, des gens ont quitté le territoire, d’autres vivent des difficultés auxquelles ils ont besoin de se consacrer et puis il y a la perte de sens. Je comprends ceux qui ont besoin de prendre du recul sur la situation, parfois géographiquement. L’exode est normal en temps de crise.
Est-ce que les circonstances vous contraignent à changer de fonctionnement ?
Ce qui est sûr, c’est que nous allons continuer de planter dans les endroits qui ont brûlé, dans les mines abandonnées, dans les zones qui ont besoin d’être enrichies en biodiversité et sur de nouvelles zones, en fonction des sollicitations. On pense, en revanche, que nous allons ramasser plus de déchets, parce qu’on voit qu’il y a moins de scrupules à les jeter par terre. Il va falloir rappeler qu’il faut maintenir des valeurs même si on est meurtris, très en colère et tristes.
Le gouvernement calédonien a déclaré l’urgence climatique, n’est-ce pas ambitieux ?
Aujourd’hui, on a fait un retour en arrière sur la question de la loi plastique. C’est ambitieux de déclarer l’urgence climatique, mais il faudra être à la hauteur et y associer des moyens, parce que la Nouvelle-Calédonie doit faire deux choses : réduire ses émissions de gaz à effet de serre et mettre en œuvre des moyens d’adaptation au changement climatique. La prochaine crise sera climatique et elle va être énorme.
Propos recueillis par Fabien Dubedout et Anne-Claire Pophillat