« Si les pêcheurs n’acceptent pas les restrictions, elles seront contournées »

Séverine Bouard, géographe agro-économiste de l’IAC*, et Catherine Sabinot, anthropologue de l’IRD*, ont cosigné deux articles dans la dernière édition de la revue scientifique Norois, intitulée « Habiter et protéger les îles ». Il y est notamment question de préservation des ressources.

DNC : Quel est l’enseignement principal de votre étude ?

Séverine Bouard : C’est certainement la mise en lumière d’un fonctionnement social en réseau. Les produits de la mer circulent largement au-delà du clan et de la tribu. C’est vraiment une illustration du fonctionnement de la société calédonienne, qui est très mobile. C’est une force. La pêche permet d’une part de maintenir une activité économique dans des endroits reculés, mais elle permet aussi d’entretenir des relations sociales. Par exemple, des familles de province Nord envoient du poisson à Nouméa, chez des gens qui vont accueillir en retour un enfant qui fait ses études. Le poisson est parfois envoyé à des gens qui n’ont pas accès à la mer et pas forcément les moyens d’en acheter régulièrement.

Comment assurer la préservation de la ressource quand il est aussi difficile de comptabiliser la pêche non professionnelle ?

Avec Catherine Sabinot, nous avons une théorie : si l’on arrive à suivre les événements sociaux, comme les mariages et les grandes fêtes, on aura une estimation de la quantité de produits de la mer prélevés. C’est l’un des seuls moyens à notre disposition pour estimer la pression de pêche. Il faut aussi comprendre les valeurs symboliques, culturelles, coutumières associées aux espèces.

Dans le cas de la tortue, notamment ?

Oui, la tortue, par exemple. À l’IAC, nous avons un projet sur la chasse à la roussette. L’idée, c’est de comprendre pourquoi les gens la chassent – Kanak et non Kanak –, à quel moment elle est vraiment incontournable, à quel moment elle l’est moins, pour aboutir à des règles de gestion qui collent à la sensibilité des gens. Si on prend des décisions de fermeture de la chasse, il faut que ce soit acceptable socialement.

 

Si les gens veulent continuer de consommer tel animal à tout prix, même au risque de l’extinction, on pourra difficilement les en empêcher. »

 

Concrètement, comment procéder ?

Il faut provoquer la rencontre du savoir des scientifiques et des habitants pour ensuite entrer dans une négociation. Par moments, il faudra peut-être se mettre d’accord sur une réglementation, un moratoire, etc. Personnellement, j’ai une position qui n’est pas du tout normative. Si les gens veulent continuer de consommer tel animal à tout prix, même au risque de l’extinction, on pourra difficilement les en empêcher. Quelle que soit la réglementation, si les pêcheurs ou les chasseurs sont convaincus qu’il faut ramener du produit pour des raisons symboliques ou sociales, s’ils n’acceptent pas les règles, elles seront contournées.

L’un des enseignements de votre étude, c’est que la professionnalisation de la pêche n’a pas entraîné de rupture sociale. D’où venait cette inquiétude ?

« La coutume est-elle soluble dans l’argent ? », c’était une grande question dans les années 1980 et 1990. Des chercheurs pensaient que si les activités traditionnelles se monétarisaient, on risquait de perdre leur valeur sociale. Et là, vraiment, on s’est rendu compte qu’il existe une certaine compatibilité. Les projets qui fonctionnent le mieux sont ceux qui parviennent à trouver un équilibre entre insertion au marché, création de richesses et redistribution. Dans le Nord, des gens nous ont dit que l’aide provinciale à la professionnalisation de la pêche leur a donné une place dans le clan, une position supérieure dans la hiérarchie. Et 62 % des personnes sondées ont dit qu’elles sont désormais plus souvent sollicitées pour la coutume.

 


8 700 tonnes

de poissons lagonaires sont pêchées chaque année, avait calculé la Davar en 2016, via des questions aux consommateurs. Une estimation à prendre avec des pincettes : la pêche professionnelle, celle que l’on mesure facilement, ne pèse que 15 % du total.

 

Propos recueillis par Gilles Caprais (© G.C.)