Sébastien Lecornu : « Nous avons dépassé le schéma binaire du bloc contre bloc »

(Photo by Fabien Dubessay / AFP)

Le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu a quitté la Nouvelle-Calédonie pour rejoindre la Métropole. Nous l’avons interrogé au terme de ce séjour – post référendum – au cours duquel il a contribué à la reprise du dialogue entre les forces politiques. 

DNC: Dans quel état d’esprit repartez-vous en métropole sur la question calédonienne ? Inquiet ? Serein ? Et pourquoi ?

Sébastien Lecornu : J’ai passé plus de trois semaines en Nouvelle-Calédonie. C’est un déplacement inédit pour un ministre de la République. La crise sanitaire y est pour beaucoup évidemment, mais cela était important pour moi de prendre le temps. Prendre le temps d’écouter, prendre le temps de sentir justement l’état d’esprit des différentes parties prenantes politiques. Et je fais le constat, en repartant à Paris, qu’il y a une volonté de reprendre le dialogue pour avancer et imaginer la suite des processus politiques de Matignon et de Nouméa. Les trois partenaires des accords se sont retrouvés. Nous nous sommes dit les choses franchement et sommes convenus de dessiner un chemin pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, et pas uniquement institutionnel. Devant nous, il y a six mois utiles. Je repars donc mobilisé pour faire de ces six mois une vraie opportunité pour avancer.

Pensez-vous que nos représentants politiques sont désormais à même de travailler ensemble pour un objectif commun de paix, de consensus, et pour certains de sortir des postures « dures » sur lesquelles ils ont emmené / ou avec lesquelles ils ont contenté leurs bases aux derniers scrutins ?

Vous le savez, j’ai pris le parti de réunir dix personnalités politiques jeudi sur l’îlot Leprédour pour définir une méthode. J’ai choisi ces dix personnalités parce que j’ai confiance dans leur liberté de pensée et de parole ; et parce que j’ai senti justement dans mes échanges avec eux qu’ils partageaient une vraie volonté de dépasser ces postures. À aucun moment, pendant les dix heures de discussions, je ne les ai pas sentis enfermés dans un quelconque carcan politicien. Nous avons dépassé le schéma binaire du bloc contre bloc. Déjà, ils sont attachés à la paix civile. La paix n’est pas négociable. Que ce soit l’indépendance ou le maintien dans la France, de toute façon il faudra un accord. De toute façon il faudra se parler. Cela implique de faire preuve de modération dans les prises de parole dans le débat public. Avec ces dix personnalités, nous allons continuer d’échanger d’abord à distance en visio conférence, puis nous adapterons selon le contexte sanitaire, pour travailler à au moins quatre questions : c’est quoi, en 2020 la souveraineté ? ; c’est quoi en 2020 l’indépendance ? ; c’est quoi être français ? ; et bien entendu qu’elle doit être la relation avec la France ?

Peuvent-ils être à la hauteur de ce qu’ont accompli Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur avec le danger que cela implique ?

Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur doivent nous inspirer. Ils incarnent ce dépassement dont nous avons besoin à nouveau aujourd’hui. Il ne s’agit pas de se renier ; il s’agit de trouver un chemin et d’emmener sa base vers une solution protectrice de l’intérêt général et du respect de la paix civile. C’est pour cela que j’ai beaucoup insisté, lors de mon déplacement, sur leur mémoire. En me rendant sur la tombe de l’un et de l’autre, pour leur rendre hommage. Aussi en réinstallant le Comité des Sages. Ces douze personnalités, dont l’engagement est reconnu par tous, se sont notamment attachées à porter une parole de respect auprès des jeunes générations. Il faut continuer. Ensuite, avec ce geste fort, grâce à la maire de Nouméa Sonia Lagarde, de rebaptiser la place Olry en place de la Paix, avec une statue représentant cette fameuse poignée de main entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Il est important que tout le monde se souvienne de cet événement historique qui a mis fin aux dramatiques événements des années 80. On ne peut pas construire l’avenir sans connaître ses racines. Je salue à cette occasion l’engagement d’Isabelle Lafleur et de Marie-Claude Tjibaou pour continuer à faire vivre ce devoir de mémoire.

Il y a chez nous une posture ambiguë face à l’État. À la fois beaucoup de critiques et en même temps des besoins, des attentes qui sont sans cesse formulés. L’avez-vous observé ? Et n’est-ce pas là un signe d’une maturité qui n’est pas encore trouvée ?

On attend beaucoup de l’État, y compris sur des sujets qui ne sont plus de sa compétence depuis longtemps. Y compris sur des sujets qui relèvent des forces politiques calédoniennes ! Force est de le constater : on critique beaucoup l’État, mais sa présence reste une condition pour que les uns et les autres se parlent. C’est l’histoire… Pour sortir de cette relation presque passionnelle, je pense qu’une clé est de distinguer l’État du Gouvernement de la République. D’un côté, l’État est impartial : il est garant des accords et il organise les consultations électorales dans le respect des textes en vigueur. De l’autre, le Gouvernement auquel j’appartiens, sous l’autorité du président de la République et sous le contrôle du Parlement, qui peut prendre des initiatives politiques. Cette distinction n’est pas que théorique.

Vous demandez que la société civile prenne sa place dans les discussions. Mais des tentatives ont été faites par le passé. Les Calédoniens qui s’impliquent ne se sentent pas forcément écoutés ou intégrés. Avez-vous formulé une demande en ce sens aux politiques ?

Oui, j’ai formulé cette proposition. C’est une nécessité et nous l’avons intégré à la méthode de travail pour les six mois à venir. J’ai été frappé des attentes très concrètes des Calédoniens. Sur le terrain, on ne m’a pas beaucoup parlé d’avenir institutionnel, ou alors pour réclamer de la visibilité. On m’a posé des questions très simples. Les jeunes du RMSA, par exemple, m’ont demandé si celui-ci serait maintenu en cas d’indépendance. Je leur ai expliqué, avec bienveillance, que ce ne serait pas le cas. Les entrepreneurs m’ont demandé quelle serait la monnaie, en cas d’indépendance. Les exclus du corps électoral m’ont demandé s’ils pourraient voter, en cas de maintien dans la France. Les Calédoniennes et les Calédoniens méritent des réponses concrètes aux questions concrètes qu’ils se posent. Il faut les écouter. C’est pourquoi je tiens à ce que la société civile, mais aussi les maires, soient pleinement intégrés à l’exercice que nous engageons. Au-delà des questions institutionnelles, le président de la République avait évoqué trois priorités lors de son passage en 2018 : l’axe indo-pacifique, le développement économique et le défi climatique. C’est une bonne feuille de route pour aborder les vrais sujets.

En rétrospective, beaucoup de Calédoniens pensent que beaucoup de temps a été perdu politiquement et que l’on se retrouve en quelque sorte trente ans en arrière. Quel est votre avis ?

Ce n’est pas exact. Depuis 1988, tant de choses ont été faites ! La paix civile est revenue ; la culture kanak est désormais reconnue et soutenue ; des institutions nouvelles se sont déployées ; le rééquilibrage économique se poursuit… Ce processus politique a été défini en 1998 dans le cadre d’un consensus politique. Il était normal de respecter les différentes étapes que les accords de Matignon puis de Nouméa prévoyaient. L’État tiendra sa parole jusqu’au bout. Maintenant, c’est un fait : ce processus touche à sa fin dans les deux prochaines années, quelle que soit l’issue d’un troisième référendum s’il est demandé. D’où l’urgence de relancer le dialogue et d’apporter des réponses concrètes aux questions que se posent les habitants du Caillou.

Quel message plus général adressez-vous aux Calédoniens avant votre départ ?

Je veux leur dire que l’État saura prendre ses responsabilités pour que la paix civile soit garantie. Je veux leur dire mon engagement personnel pour donner un avenir à ce pays magnifique. Je pense aux jeunes Calédoniens, si nombreux : la moitié du Caillou a moins de 30 ans ! Cette génération n’a connu ni les événements, ni les accords. Chez eux, le métissage et le vivre-ensemble progressent. Nous devons leur transmettre cette histoire si particulière, faite « d’ombres » mais « non dépourvue de lumière », sans les enfermer dans un passé qui pourrait hypothéquer leur avenir dans un monde bien complexe… C’est pour eux que nous devons travailler.

C.M.

©Fabien Dubessay AFP