Une éponge écologique en fibres naturelles, biodégradable et produite localement, c’est ce que propose Qatrenë Juni avec son entreprise MeLuffa.
Ses luffas, Qatrenë Juni les cultive avec beaucoup d’amour et d’attention. Le seul engrais utilisé pour encourager la croissance de ces fruits « 100 % biologiques », dont la forme rappelle celle d’une courgette ou d’un concombre. Le regard plein d’affection qu’elle pose sur ses plantes ne trompe pas. « J’essaie de passer tous les jours, raconte l’entrepreneuse. Je leur parle : “c’est bien mes bébés, allez-y, poussez, vous êtes beaux”. »
Un travail de patience. « Entre le moment où je sème et la récolte, cela peut prendre quatre à six mois. » Et de plaisir. Celui de prendre soin de cette parcelle des jardins collectifs gérés par l’association Partages en herbe, sur la colline qui surplombe les quartiers de Koucokweta et Apogoti, à Dumbéa-sur-mer. Comme elle le faisait petite aux champs, en famille.
Avec son père mécanicien à la CSP, entreprise de traitement des déchets, Qatrenë Juni se rappelle avoir été sensibilisée tôt à cette question. « Je me souviens voir les camions poubelles passer, les tonnes de déchets, l’odeur… » Jusqu’au jour où la jeune femme décide de « contribuer à préserver son île, la Nouvelle-Calédonie ». Elle s’intéresse à l’éponge végétale, issue de la luffa, pour remplacer la synthétique. Une idée que l’étudiante originaire de Lifou mûrit à l’université ‒ elle est alors en licence géographie et aménagement ‒ et lance en intégrant le programme Pépite (Pôle étudiant pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat) en 2021.
RÉSISTANT ET SIMPLE D’ENTRETIEN
Qatrenë Juni obtient des graines d’une agricultrice bio du Grand Nouméa, trouve le terrain, acquiert des fonds pour acheter du matériel agricole et commence à planter. Quelques mois plus tard, vient le temps de cueillir les premiers fruits ‒ « une fois qu’ils jaunissent un peu » ‒ et de récupérer l’éponge, qui se trouve à l’intérieur. « Je retire la peau, et j’enlève la chair et les graines que je garde. » Ces fibres végétales servent pour la vaisselle, ou en tant qu’exfoliant pour la peau. « C’est très résistant et simple d’entretien. Il suffit de rincer et faire sécher après usage. »
Qatrenë Juni mène de front son projet, ses études, sa vie de famille, un semestre en Nouvelle-Zélande en école d’architecture, une mission pour la SEM Sud Habitat. Trois années denses. Puis, en février, la naissance officielle de MeLuffa ‒ « mel pour la vie en drehu » ‒ et, début août, une première vente au magasin Boko. Le produit est présenté dans des paniers tressés par une artisane d’Arti’fées.
La jeune femme compte solliciter d’autres enseignes, participer à des salons et des marchés, à l’image de celui de Rivière-Salée, en fonction de son stock, les exactions ayant empêché l’accès au jardin pendant deux mois. « Il y a eu des pertes. J’avais prévu de produire 500 éponges à la fin de l’année, je vais essayer d’atteindre 100. » Le plus important, aujourd’hui, « continuer à construire malgré la crise pour transmettre de l’espoir ».
UN MODÈLE ÉCONOMIQUE ET SOCIAL PLUS ADAPTÉ
Une des prochaines étapes ? Porter cette culture sur les terres coutumières de son clan à Inagoj, Lifou, ses racines, afin de créer de l’activité, souhaite Qatrenë Juni, qui s’intéresse à la gestion et au développement de projets sur foncier coutumier. Et que cette vision « d’un modèle économique et social plus adapté à la façon de vivre ici, plus juste, et qui respecte l’environnement » essaime ailleurs.
La Loyaltienne envisage également d’explorer les différentes potentialités de la luffa, employée dans des secteurs aussi divers que le textile, le design, le BTP. « J’espère être en mesure de la valoriser. On peut par exemple fabriquer de l’huile cosmétique à partir des graines de courge. »
Avancer, toujours. Vers une société plus ouverte que celle qu’elle a connue. « Ma réalité, pour résumer : je suis une femme dans une société patriarcale, je suis noire dans une société occidentale et je suis kanak dans une société avec un héritage colonial. » Une lutte permanente, témoigne l’ancienne étudiante, contre le syndrome de l’imposteur aussi. « À un moment donné, je ne me suis pas sentie légitime, je me remets systématiquement en question. C’est usant. Cela représente un vrai challenge pour les femmes, jeunes et kanak. »
Mais, rien ne l’arrête. Qatrenë Juni amorce le changement qu’elle veut voir émerger. « Cela ne va pas se faire tout seul. Que chacun, petit à petit, apporte sa pierre à l’édifice et participe à l’histoire du pays. »
Anne-Claire Pophillat