Après une année au ministère des Armées, le général Yann Latil a pris le commandement des militaires de Nouvelle-Calédonie. Ce n’est pas un hasard s’il a été désigné pour décliner ici la stratégie Indo-Pacifique et la nouvelle loi de programmation militaire.
DNC : En quoi consistait votre dernière mission au sein du cabinet du ministre des Armées, Sébastien Lecornu ?
Général Yann Latil : Mon travail a été de préparer la loi de programmation militaire 2024-2030 et de la porter pour le ministre. Une mission avec deux grandes étapes : une revue nationale stratégique présentée par le président de la République en novembre à Toulon, puis les discussions au Parlement en juin et juillet pour une loi promulguée il y a quelques jours.
Les objectifs nationaux ont pris un nouveau cap. Quelle a été la réflexion ?
Avec les conséquences du conflit ukrainien, faut-il se recroqueviller sur l’Europe où les risques sont importants ? Faut-il continuer de regarder l’Afrique avec le même regard ou alors prendre en compte l’état du monde tel qu’on le projette à 15 ans, avec une France en « puissance d’équilibre » ? C’est ce qui a conduit à la mise à jour de la stratégie Indo-Pacifique : on regarde au large et on renforce la souveraineté de nos outre-mer. L’Hexagone n’est pas dans la situation de l’Ukraine. On a la dissuasion nucléaire, on ne va pas voir des chars russes débarquer demain.
La Nouvelle-Calédonie se retrouve au cœur de cette stratégie, pourquoi davantage que la Polynésie française ?
D’ici, on voit l’essentiel du Pacifique Sud. On peut facilement rayonner vers l’Australie, poids lourd de la zone, la Nouvelle-Zélande et les petits États du Pacifique qui sont dotés de forces armées. C’est moins vrai de la Polynésie et on est plus proches de l’océan Indien. Mais les Fanc sont historiquement plus nombreuses. La Nouvelle-Calédonie était déjà un hub de coopération. C’est aussi là, en Mélanésie, que s’exercent les pressions et l’influence chinoises, même si la Polynésie n’est pas ignorée de la Chine.
Quels sont les défis inhérents à la projection de nouveaux moyens humains et matériels ?
On a des patrouilleurs qui devaient être renouvelés, l’arrivée d’avions et d’hélicoptères plus modernes, de renforts aériens. Quand on fait venir un nouvel avion, il faut des hangars pour l’accueillir, que l’équipage soit formé. 200 militaires supplémentaires vont arriver sur les sept prochaines années. Le déploiement va aussi dépendre de notre capacité à les héberger avec leurs familles.
Les réservistes constituent aussi un point d’attention…
La loi prévoit de les doubler. Nous en avons 300. Beaucoup sont d’anciens militaires et leur expertise est nécessaire, mais on veut aussi toucher la jeunesse. L’idée est de préparer les prochaines générations, de travailler la cohésion nationale, la résilience. Les insérer en cas de difficulté sécuritaire ou de catastrophe naturelle nous donne une puissance décuplée.
En quoi l’A400M va-t-il va changer la donne ?
Avoir un gros-porteur va être un gain considérable. L’A400m a un gabarit largement supérieur à celui du Casa. Il permettra de faire des transferts d’efforts rapides et sans difficulté avec la Polynésie ou encore La Réunion, Djibouti, voire la Métropole ou vers les pays alentour. Cet avion peut se poser à La Tontouta sans difficulté, mais il a aussi des capacités « terrain sommaire », c’est-à- dire non revêtus, non stabilisés, qui son extraordinaires. On va établir un diagnostic de ce qu’il est possible de réaliser sur le territoire, et voir ce dont on est capables avec nos voisins.
Certains ici ont été inquiétés par le passage des Rafale. Que pouvez-vous leur dire ?
Il n’y a pas d’actes belliqueux dans la venue plus régulière d’avions de chasse. On fait aussi des tournées avec nos sous-marins nucléaires d’attaque. Cela nous permet d’envoyer des signaux, non pas vers les Calédoniens, mais vers nos compétiteurs stratégiques. On montre que la France est là et compte dans la région. Pour être très clair : la mer de Chine ne vous appartient pas, les lois internationales s’appliquent dans ce que vous considérez comme votre terrain de jeu. Et il y a aussi des ravitailleurs, des avions transporteurs stratégiques qui permettent d’acheminer des palettes de vivres, des moyens de dépollution des eaux, etc., qui envoient des messages très positifs.
Le premier défi est-il climatique ?
On a une souveraineté qui est largement protégée. Il y a ponctuellement de petites alertes mais il n’y a pas de pillage de nos zones de pêche. Il y a ensuite notre capacité à réagir avec nos partenaires et voisins face à un défi sécuritaire, mais ce n’est pas le sujet immédiat. Réagir face à un défi climatique, face à une catastrophe naturelle, on le vit chaque année. Et la situation ne va probablement pas s’améliorer. Donc il faut travailler avec ces partenaires, nous ancrer dans la région et éviter qu’ils se tournent vers d’autres qui n’auraient pas forcément les mêmes arrières-pensées.
On voit que des nations n’ont plus de complexes à exercer leur puissance et leur force. Est-ce qu’il faut rester passif et regarder ce monde bouger sans nous ?
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Le risque sécuritaire est-il réel ?
On voit que des nations n’ont plus de complexes à exercer leur puissance et leur force : la Chine, la Russie ou la Turquie. Est-ce qu’il faut rester passif et regarder ce monde bouger sans nous ? La question peut se poser. Ici, on a choisi de dire clairement à la Chine, entre autres, l’arc mélanésien ne vous est pas acquis, on a une voix à porter sur ces sujets. Mais sans agressivité : les moyens qui sont ici en renfort ne sont pas des moyens de guerre de haute intensité, ce sont des moyens de stabilisation.
Différents des moyens que peuvent déployer les États-Unis, par exemple ?
Avec plus de 1 600 soldats, un peu plus de 2 000 personnes dans les Fanc, et même si on rajoute 10 % dans les années qui viennent, on n’a pas la volonté, ni la capacité de se comparer aux Américains. On veut pouvoir travailler avec eux, comme on le fait très bien partout dans le monde.
Totalement alliés ?
Oui, il n’y a aucun doute là-dessus. Maintenant, s’agissant de l’alignement, la France a aussi un regard particulier qui peut être utile dans la région. Je ne pense pas que tous les États aient envie d’un alignement systématique sur la Chine ou les États-Unis. Et on est capables d’amener des options.
Et l’Australie ?
L’Australie a plutôt fait le choix de s’aligner sur les États-Unis. Et l’histoire récente ‒ et un peu douloureuse ‒ est derrière nous.
Comment la coopération régionale va-t-elle évoluer ?
Le général Putz a fait un énorme travail. On veut continuer de développer l’interopérabilité. Ce n’est pas au lendemain du passage d’un cyclone qu’on découvre la manière dont on va arriver dans les ports, comment fonctionnent les aérodromes, etc. Les grands exercices majeurs comme Croix du Sud seront pérennisés, élargis. Le président de la République a évoqué une Académie militaire dans le Pacifique, sur laquelle on va travailler pour développer la formation. On ne part pas de zéro, on forme déjà de jeunes officiers étrangers.
La politique intérieure est-elle un sujet ?
On peut être mis à profit comme partout sur le territoire national. Mais il n’y a pas ici de sujet particulier. Ce n’est pas ce qui a poussé à renforcer les moyens des Fanc.
Propos recueillis par Chloé Maingourd
Yann Latil était le chef de la cellule stratégique capacitaire du cabinet militaire du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Il avait été auparavant aide de camp à l’état-major particulier du président François Hollande (2012-2015), chef de corps du 25e régiment du Génie de l’air (2015-2017) engagé en République centrafricaine (Sangaris), en Jordanie (Chammal) et dans la bande sahélienne (Barkhane).
Il a commencé sa carrière par des opérations aux Balkans (Kosovo, Serbie) et a également passé deux ans en Guyane dans une unité du Service militaire adapté. Yann Latil a été formé à Saint-Cyr et HEC, après avoir grandi au Burkina Faso.