Maire de Nouméa depuis 2014, Sonia Lagarde a vécu le pire de sa fonction depuis le 13 mai. Comme ses collègues de l’agglomération, le sentiment d’impuissance face à une population sinistrée se mêle à des choix financiers difficiles. Elle nous a accordé un long entretien, vendredi 28 juin.
DNC : Quand et comment avez-vous compris le phénomène en train de se produire dans votre ville ?
Sonia Lagarde : J’étais persuadée que quelque chose allait se produire. Je le disais autour de moi. Quand on commence à descendre dans la rue et à se mesurer avec les mêmes discours et postures des deux côtés, ça peut mal finir. Je savais que ça allait exploser et j’ai toujours dit que ça se passerait dans la ville et pas ailleurs. Quand il y a eu les manifestations devant le gouvernement avec les premières grenades lacrymogènes, je me suis dit que ça allait démarrer.
Avez-vous néanmoins été surprise de l’ampleur ?
J’ai connu 84 : ça se passait en Brousse, il y avait les grosses manifestations à Nouméa. C’était dramatique, mais l’ampleur n’était pas celle-ci. On a mis un pays à terre et une ville à terre, le poumon économique qu’est Nouméa.
Où les exactions ont-elles commencé ?
À Ducos, Kaméré et Rivière-Salée… Ça s’est enflammé d’un seul coup dans des proportions qui n’étaient même pas envisageables. Les entreprises, les écoles incendiées, on le vit très mal. Et puis il y a tous les bâtiments municipaux, les médiathèques, le pôle de services de Rivière-Salée avec la maison de la famille très fréquentée, on a aussi des maisons de quartier, de musique. Comment peut-on concevoir la destruction d’outils pareils ? Ces structures permettent aux jeunes d’emprunter des livres, d’accéder à des animations. Elles sont au service de la population, des plus fragiles et aujourd’hui, c’est un champ de ruines.
Ça a été extrêmement chaud aussi à Magenta Tours, à Tuband. Magenta, en particulier, reste sensible avec une escalade dramatique : en haut des immeubles, dans les appartements, on tire sur les forces de l’ordre avec des billes en acier, on leur jette de l’acide. Il faut que ça s’arrête.
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
La situation économique est catastrophique et je suis aujourd’hui un maire qui compte les pièces. Je dois payer nos 1 800 agents, des ouvriers aux cantinières, etc. J’ai pu le faire ce mois-ci sans payer les charges Cafat et je pourrai éventuellement le faire en juillet sans que l’on puisse, là non plus, régler les charges. La Nouvelle-Calédonie, dont on savait qu’elle avait de gros problèmes de trésorerie, est en faillite. Elle ne nous verse plus ce qu’elle nous doit, des versements mensuels de l’ordre de 400 à 600 millions parfois plus avec le FIP (fonds intercommunal de péréquation, NDLR). Il n’y a plus rien qui rentre. Comment fait-on pour redresser la situation ?
« Je suis aujourd’hui un maire
qui compte les pièces. »
Vous avez parlé de huit milliards de pertes pour la commune. Est-ce que ce chiffre a évolué ?
On est en train de l’affiner, mais sur l’ensemble des routes qui sont à refaire c’est déjà environ 1,2 ou 1,5 milliard et sur les structures qui ont brûlé, si on les reconstruit toutes, c’est de l’ordre de 6 milliards environ.
Est-ce que vous vous projetez sur une reconstruction ?
La priorité, c’est de reconstruire les écoles. On ne peut pas faire sans. Sur la presqu’île de Ducos, où plusieurs écoles ont brûlé, on pense réunir une primaire et une maternelle. On est en train de réfléchir à comment se réorganiser et faire avec les moyens qui seront les nôtres.
Comment cette situation va-t-elle affecter votre politique ?
On devra passer par une décision modificative du budget vers fin juillet quand on aura tout mis à plat. On investit, en moyenne, cinq à six milliards par an. On regarde ce que l’on peut enlever. Évidemment, il y a des coups partis, on a fait des appels d’offres auxquels des entreprises ont répondu, on est obligés de les honorer et si on ne le fait pas, il faut les dédommager. Pour l’investissement, on attend aussi un emprunt qui était prévu de 1,9 milliard de l’AFD (Agence française de développement, NDLR) mais quand vous avez 650 millions tous les mois à sortir, vous allez où avec 1,9 milliard ? Pour le fonctionnement, on utilise habituellement les rentrées mensuelles du gouvernement.
Ce prêt implique que l’on fasse des coupes sombres dans les deux catégories. Rien que pour l’investissement on nous demande d’essayer d’enlever deux milliards. Autant de travaux que les entreprises n’auront pas, alors qu’elles-mêmes doivent payer leur personnel et vivre. Moins vous investissez et plus vous diminuez ce tissu économique. Elles ne pourront pas payer d’impôts et il n’y aura plus de rentrées fiscales. C’est comme un château de cartes. Et un milliard de fonctionnement, ça veut dire que vous rognez partout. On est en train de faire ce travail, la mort dans l’âme, ligne par ligne.
Les aides du CCAS ont dû être suspendues…
On suit environ 500 personnes, des personnes âgées, des personnes handicapées qu’on aide au paiement de l’eau, de l’électricité, avec des bons alimentaires. Cela coûte environ six millions par mois. Comme nous n’avons plus de rentrées d’argent, on a été obligés de les suspendre. Notre formidable personnel du CCAS continue de suivre ces gens. Mais c’est terrible à vivre.
Quels autres choix ont été faits ?
Dans la rue de l’Alma, on a fait le premier tronçon d’un gros travail d’assainissement et il reste encore un mois de travaux. La suite est abandonnée. Il y a plein d’autres choses. En fonctionnement, par exemple, on ne passera plus qu’une fois tous les deux ou trois mois sur les espaces verts. Ça veut dire qu’on va avoir des herbes hautes. On ne va pas faire le pôle jeunesse qui coûte 400 millions. C’est à l’ancien hôtel de police et on y a logé nos services comme notre DRS (Direction des risques sanitaires, NDLR) qui a totalement brûlé, nos ateliers municipaux.
Comment les agents s’adaptent-ils ?
On demande à nos employés de faire d’autres métiers. Quand je ne peux plus assumer les entreprises de nettoyage, on leur dit qu’on va retrousser les manches et que pendant quelque temps, on va aller passer la tondeuse sur les parcs pour les entretenir. Je suis stupéfaite de la résilience, tout le monde est d’accord pour mettre la main à la pâte.
Est-ce que vous envisagez de réduire la masse salariale ?
On a des gens qui arrivent en fin de CDD. On est en train de regarder, mais on sera obligés de faire comme tout le monde. À un moment donné oui, il va falloir réduire, dans la mesure du possible.
Que pensez-vous des réponses économiques apportées par l’État ?
Pour l’instant, elles ne sont pas à la hauteur de ce qui avait été demandé : 18 milliards contre 31, en faisant abstraction de six milliards pour le chômage partiel. Et il y a derrière ces prêts, qui ne sont pas des subventions, des efforts à faire. Mais depuis le Covid, on a demandé de diminuer les dépenses, de faire des réformes fiscales. Tout cela n’a pas été fait. Des élus ont dit qu’il était hors de question que l’on ponctionne davantage. Par conséquent, le message est le même. Sauf qu’aujourd’hui, les efforts, comment les fait-on ? Après, la France fait face à des difficultés financières et lors de la première mandature d’Emmanuel Macron, on a quand même été assez gâtés. Donc moi je ne crache pas dans la soupe.
Qu’attendez-vous de cet apport au niveau des communes ?
Quand la ‘distribution’ sera faite, j’exige que les communes soient servies à hauteur de ce qu’elles doivent être. Il ne faut pas qu’elles soient les oubliées de cette histoire. La répartition devra être équitable même si elle ne suffira pas. Un membre du gouvernement disait récemment qu’il nous fallait 90 milliards jusqu’à la fin de l’année.
« On va s’atteler à octroyer le plus vite possible des permis de construire. »
Ducos a été lourdement touché. Selon-vous, y avait-il plan d’attaque ?
Les seules informations dont nous disposons, ce sont des communiqués de la CCAT qui disaient qu’ils allaient s’attaquer au poumon économique et en particulier à tout ce qui appartenait aux grandes familles… Est-ce que l’on doit croire cela ? Je ne sais pas, mais il y avait une volonté manifeste de s’attaquer à l’économie du pays. C’est réussi. Et la zone de Ducos est hyper importante. Normandie aussi. J’ai du mal à croire qu’on mette cela uniquement sur le dos d’une jeunesse désabusée qui ne se retrouve pas dans ce mode de vie et qui pousse un cri de colère. Derrière tout cela, il y a quand même la CCAT qui a été créée de toutes pièces, donc dire que ça n’a jamais été ce que l’on souhaitait, qu’on ne maîtrise plus rien… J’ai un peu de mal avec ça.
Quel est l’état d’esprit du monde économique à Nouméa ?
On a de la chance d’avoir des chefs d’entreprise – ce sont les remontées que j’ai du Medef, de la Finc – qui, en grande majorité, souhaitent reconstruire. Sauf qu’il va falloir du temps et tout le problème est là. Nous, on va s’atteler à octroyer le plus vite possible des permis de construire. La responsabilité des maires est grande, même si l’économie n’est pas notre compétence. Une ville n’est pas faite qu’avec des habitations, mais aussi avec des quartiers économiques. Et un maire, ça doit aussi être un bâtisseur. Je suis de cette catégorie.
Que répondez-vous aux reproches selon lesquels la mairie a privilégié les quartiers sud ?
J’entendais déjà cela quand j’étais dans l’opposition. Quand on fait des maisons de quartier, des maisons de musique, des chantiers d’insertion, l’Adamic avec le Rex, qu’on veut faire une maison de la jeunesse, qu’on tient compte des désidératas des jeunes, que peut-on faire de plus ? Toutes ces choses-là existent et ont un coût. J’aimerais savoir comment les autres feraient. Or, on a aucune réponse ou très peu.
Cette fissure entre les quartiers risque de s’accroître. Est-elle dangereuse pour l’équilibre de la commune ?
C’est un vrai souci parce que la confiance a été grandement altérée. Des gens qui travaillaient ensemble sans soucis se regardent d’une manière différente. Mais on ne va pas faire un mur. Quand le calme sera revenu, il va bien falloir qu’on réapprenne à vivre ensemble et cette partie-là va être extrêmement difficile. D’un côté comme de l’autre.
Quel rôle la mairie peut-elle jouer ?
Quand on fait les fêtes de Noël et que vous avez toutes ces populations qui cohabitent sans défiance… C’était un pari de faire cela. On m’avait dit, ‘ne le faites pas, ça va mal se passer’. C’était en 2014. Je n’ai pas écouté, on l’a fait, et ça a toujours fonctionné. Malheureusement, pour des évènements comme ceux-là, il faut de l’argent, donc il n’y en aura plus. En tout cas cette année.
Craigniez-vous une crise sociale ?
Oui, et je pense que ça peut aller vite parce que les gens n’ont pas encore touché le fond. Et quand les ventres sont vides, il se passe quoi ? Davantage de délinquance, de cambriolages. En espérant qu’il y ait une vraie volonté d’arrêter tout cela.
On ne vous a pas entendue sur les législatives…
Je suis en dehors de la course, comme je l’ai été pour les élections sénatoriales. Et c’est mieux comme cela. Après avoir tâté la politique politicienne, je fais la politique de la ville et ça me va très bien. Je ne suis pas dans une bulle hors sol. J’ai les mains dans le cambouis tous les jours.
Quelle est, selon vous, la méthode pour parvenir à un accord global ? Et y croyez-vous encore ?
Bien sûr, il faut rechercher un accord global. Quelle est la difficulté : le problème est énorme sur le plan économique, mais il reste avant tout politique. Or, avec qui discute-t-on ? Quels sont les interlocuteurs qu’on met autour de la table ? Quand vous avez deux camps qui se sont radicalisés et qui ne veulent pas se parler, les choses se compliquent. On s’y est très mal pris.
Il faut aussi arrêter de faire l’impasse sur la société civile et les maires. Car si on arrive à trouver un accord demain, il faudra avoir pris la température, qu’il soit validé par le plus grand nombre. On ne peut pas faire un accord sur un bout de table comme cela s’est passé avec l’Accord de Nouméa. Personne ne savait ce qu’il impliquait. On découvre aujourd’hui que c’est un accord de décolonisation, qu’il y avait une restriction du corps électoral à dix ans. Il faudra que les gens qui iront voter pour un accord global sachent exactement ce qu’il contient. Et s’il y a des signes sur une volonté d’aller vers cet accord, alors les gens reprendront confiance. Pour l’heure, je n’en vois pas.
Propos recueillis par Chloé Maingourd