L’insurrection est l’ultime révélateur d’inégalités économiques et de divisions politiques anciennes que l’urbanisme ne pouvait pas contrebalancer, estiment le géographe Gilles Pestaña et l’anthropologue Patrice Godin, qui craignent désormais un approfondissement des fractures.
« C’est le soulèvement qui est surprenant, pas sa géographie. » Gilles Pestaña, maître de conférences en géographie et aménagement à l’UNC, constate que « dans le mouvement insurrectionnel, le recrutement a évidemment été plus élevé dans les quartiers populaires, ceux des squats et des logements sociaux, qui sont aussi les quartiers les plus kanak ».
Pour l’universitaire, la catégorisation nord-sud mérite d’être affinée. Seuls les quartiers sud forment un ensemble « assez homogène », Tuband faisant office d’îlot de logement social. Les quartiers nord sont plus hétérogènes, même si « l’illusion de la mixité sociale disparaît quand on zoome sur un quartier », Koutio étant un exemple particulièrement éloquent.
Quelles que soient les délimitations retenues, « il y a une véritable fracture, il y a deux Nouméa », constate l’anthropologue Patrice Godin. « Malgré les progrès, on reste dans une société extraordinairement inégalitaire avec un empilement de différences culturelles, politiques et d’inégalités économiques qui se notent dans l’occupation de la ville. » Le chercheur estime qu’en matière d’urbanisme, même si tout n’est pas à jeter, les politiques publiques ont leur part de responsabilité.
« DÉFICIT DE RÉFLEXION »
« On a sous-estimé l’importance du développement urbain et notamment le fait que de plus en plus d’Océaniens, de Kanak s’urbanisaient, juge Patrice Godin. Les solutions que l’on a apportées n’étaient pas appropriées. Il suffit de regarder Dumbéa-sur-Mer, on a pensé la ville sur des modèles occidentaux, pour ne pas dire franco-français. » Il rappelle que le schéma d’aménagement NC2025, inscrit dans l’Accord de Nouméa, n’a jamais connu d’aboutissement.
« Il y a un déficit de réflexion sur l’urbain et l’urbanité », reconnaît Gilles Pestaña, qui aurait aimé lancer un observatoire des squats à la fin des années 2000. « Les études sur les requins, l’inventaire de la biodiversité… Tout ce qui est non humain est finançable beaucoup plus facilement. Comment les gens vivent-ils dans les logements sociaux, dans les squats ? Que veulent-ils ? Ce n’est pas pensé. Il n’y a aucune recherche là-dessus. » En revanche, il ne partage pas le constat concernant Dumbéa-sur-Mer. « Où aurait-on dû construire ces logements sociaux ? On sait toujours critiquer ce qu’on a fait, mais si on ne l’avait pas fait, ce serait potentiellement pire. »
L’urbanisme a su évoluer depuis le temps de la construction des tours Magenta et de Saint-Quentin. Pouvait-il vraiment régler les problèmes de la société ? Évidemment que non, répondent les deux chercheurs, dressant un même parallèle avec l’école, miroir d’une société morcelée qu’elle ne saurait à elle seule souder.
L’URBANISME, IMPUISSANT FACE À LA POLITIQUE ET L’ÉCONOMIE
« Ce n’est pas en changeant la forme des bâtiments ni en répartissant les gens qu’on améliore leur situation. Les problèmes économiques et sociaux restent présents », dit Gilles Pestaña. « Tous ces problèmes sont surdéterminés par le politique », insiste Patrice Godin. « Tant que la question politique ne sera pas résolue en Nouvelle-Calédonie, on pourra toujours avoir des fractures qui se rouvrent, on sera toujours à la merci de moments de conflit – et la répression ne suffit jamais à régler les crises sociales et politiques. Personne ne peut nier que les Accords aient eu des effets sociaux extrêmement bénéfiques, mais à l’évidence, il y a eu des zones aveugles. »
Dans l’immédiat, les fractures géographiques et sociales sont appelées à s’aggraver, estime Gilles Pestaña. « Quand on met d’anciens squatteurs à côté de villas de standing, comme à Tuband, ça se passe bien… jusqu’à un certain point. Je pense que les gens vont encore se replier sur les personnes qui leur ressemblent. » Ces séparations renforcées promettent d’être « terribles » pour tout le monde et surtout, pour les plus pauvres. « Est-ce qu’on va trouver de nouveaux narratifs comme le destin commun, la mixité sociale… ? C’est peu probable. Un certain nombre d’illusions ont été définitivement dissipées. »
Lien social : « on devra se réinventer »
Proxibus, activités hors les murs, espaces municipaux dans six quartiers populaires… « Ces dernières années, on avait développé une politique du ‘aller vers’, qui avait très bien marché, souligne Agnès Letellier, directrice de la politique de la ville. On continuera d’être très à l’écoute de ce qui est remonté par les habitants. Mais on devra certainement se réinventer car demain, on n’aura pas forcément les mêmes moyens financiers. »
Gilles Caprais