« Mon espoir, c’est que la statue touche le cœur de gens »

La statue de Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou sera dévoilée dimanche à 9 heures, sur la place des Cocotiers. Elle remplacera celle de l’amiral Olry pour raviver le message envoyé le 26 juin 1988 par les deux hommes, opposés sur la question de l’indépendance, unis par la volonté de faire la paix. Pour leur famille, pour l’artiste, à l’aube de discussions qui s’annoncent tumultueuses, leur geste doit plus que jamais guider la Nouvelle-Calédonie.

Fred Fichet a travaillé pendant près de deux ans sur la statue. Il a passé plusieurs mois à la fonderie Barthélémy, dans la Drôme, avec qui il collabore depuis 15 ans. Au moment de livrer l’œuvre d’une vie, le sculpteur espère que sa traduction de la scène historique suscitera l’émotion.

DNC : Le public découvrira votre œuvre dimanche.  Quels sont vos espoirs ?
Fred Fichet : C’est un moment assez impressionnant pour moi. Je vais livrer cette œuvre, partager quelque chose qui est resté assez confidentiel. Mon espoir, c’est que la statue touche le cœur de gens. Que retrouver le visage de ceux qui ont fait que l’on vive en paix depuis trente ans touche le cœur de gens.

Et pour cela, j’ai mis toute mon énergie à retrouver les traits précis de Monsieur Tjibaou et de Monsieur Lafleur. J’ai essayé de donner une vie, même si l’on n’y arrive jamais.

Ce que j’ai fait n’est pas une photo recopiée. C’est un moment traduit. J’ai regardé les films d’époque et j’en ai trouvé un instant, avec leur attitude, leur regard, leur bienveillance, ce qui se passe entre ces deux hommes.

Vous avez choisi des personnages plus grands que nature, pourquoi ?
Parce qu’il me semblait que le geste en lui-même dépassait la hauteur des personnages. J’ai fait un original grandeur nature, qui est plus émouvant que le monument. Avec les familles, il y a eu des moments très particuliers. Le défunt commence à revenir, il est là, on a des moments touchants.

Pourquoi 2,50 mètres et pas davantage ?

J’ai décidé de les faire juste un peu plus grands que la normale. Je n’ai pas voulu en faire des dieux surreprésentés, magnificents. Et j’ai aussi fait un socle très bas, de 50 centimètres, sur lequel on peut monter, pour être à côté d’eux et les toucher. Il me semblait que ce symbole de paix devait absolument être accessible, il fallait se l’approprier. Ils ont chacun une main sur le côté, une grosse main charnue qu’on a envie d’attraper. Il y a une sorte de côté paternel, ça doit avoir un peu ce rôle, qu’on se raccroche tous à ce geste.

La statue est donc prévue pour montrer des signes d’usure ?

Oui ! Et la poignée de main sera également accessible. Si ça pouvait s’user à cet endroit-là, ce serait formidable. C’est mon espoir, puisqu’une sculpture comme cela, c’est exceptionnel. On essaie de donner du sens à nos œuvres, et là… C’est un sens contemporain, peut-être futur. Il y a beaucoup d’espoir.

La poignée de main est omniprésente dans le débat public. Chacun s’y réfère pour défendre sa position. Qu’en pensez-vous ?

J’ai eu cette réflexion, au fil du temps, quand j’étais avec eux deux. Quelque chose s’est imposé. C’est vrai que chacun peut la revendiquer, mais peut-être que parfois, c’est en espérant que la poignée de main soit quelque chose où l’on tire l’adversaire à soi. Ce n’est pas un tir à la corde. C’est un consensus à un point donné, au milieu, ça s’est imposé quand j’ai construit cette sculpture faite de trois morceaux, les deux personnages et la poignée de main. Ce point au milieu était intangible. Je l’ai placé exactement au centre de la composition. Ce moment où ils se serrent la main, c’est forcément un consensus.

« Je vais vous dire ce que je pense : Kanaky est derrière l’un, la France est derrière l’autre et au milieu, c’est notre pays que l’on doit construire. » 

Je ne sais pas comment, mais il est évident que ce sera un consensus. Ces trente dernières années ont montré que l’on n’a pas réussi à tirer d’un millimètre l’un vers l’autre. Je ne sais pas si c’est mauvais signe, mais on n’a pas beaucoup réussi à convaincre d’un côté comme de l’autre. Donc c’est au milieu qu’il faut faire, on n’a pas le choix ! C’est encore personnel, mais il me semble que la France a déjà bien reculé, que la Calédonie a commencé à être construite. Nous ne retournerons pas vers une départementalisation ou vers la Kanaky. C’est au milieu que nous avons un chemin.

La poignée de main a entraîné les référendums. Après eux, on en revient à la poignée de main. Qu’en pensez-vous ?
À chaque référendum, on s’est dit : « ah mince, la statue de la poignée de mains aurait pu être là ». Et maintenant, on arrive à un moment où il faut sceller un nouveau truc. J’ai l’impression qu’elle arrive au bon moment, même si l’on n’est toujours pas d’accord. C’est ça la vie. Des fois on est d’accord, des fois on ne l’est pas. Il faudra refonder en profondeur notre pays. Eh bien voilà, c’est une image puissante pour en poser les bases.

Dans son atelier de l’Orphelinat, Fred Fichet a d’abord travaillé la terre, avant de passer par le plâtre, pour enfin aboutir au bronze. Les innombrables étapes se sont déroulées « comme prévu ».(© Fred Fichet)

Il y a un an, vous aviez dit être satisfait de votre œuvre à 99 %. Avez-vous atteint 100%?
On se laisse une réserve en se disant que ça peut être encore mieux. Un sculpteur se dit toujours qu’il atteindra peut-être son chef d’œuvre. Mais on a toujours une insatisfaction très personnelle. À 99 %, oui, c’est satisfaisant. À un moment, il faut lâcher son œuvre. Elle sera appréciée ou pas, elle pourra toucher ou ne pas toucher, elle aura sa vie propre. Je sais que j’ai fait sincèrement mon travail et que j’ai eu tous les moyens pour faire ce que je devais faire.

De quoi avez-vous envie, désormais ?

Je n’ai pas prévu de projet pour l’instant. Je travaille toujours sur le même sujet : la libération de la condition féminine. J’y reviendrai tranquillement. Je n’ai pas d’urgence. Je navigue entre la création personnelle et les commandes et c’est bien, c’est un bon équilibre. La sculpture n’est pas sans cesse un exutoire où l’on a quelque chose à dire. On a aussi des notions purement esthétiques, de recherche personnelle.

Dimanche, la statue sera inaugurée au bas de la place des Cocotiers, remplaçant celle de l’amiral Olry. Que pensez-vous de cet endroit ?

J’ai trouvé extraordinaire de placer la statue devant la mairie, en plein centre de Nouméa. Ça m’a touché, c’est vraiment une très bonne idée. C’est le meilleur endroit. En haut de la place, cela aurait été les mettre encore sur un piédestal, ils le sont déjà. La place est très jolie, elle se décline avec l’octogone du kiosque, la fontaine et la poignée de main. C’est parfait.

Que retiendrez-vous de ces deux années de travail ?
J’ai passé des moments fabuleux avec eux deux, ici, dans l’intimité. Maintenant, je vais partager et passer en arrière-plan. Je n’ai plus aucune importance, et c’est bien. L’œuvre va exister pour elle-même. Je suis son créateur, oui, mais après je n’existe plus et ça me va bien.
Bon, je l’ai signée, quand même, avec grande fierté…

Propos recueillis par Gilles Caprais