Louis Le Franc : « Cette crise va plonger des milliers de familles dans la misère »

À Saint-Louis, « la solution de la négociation avec les autorités coutumières », n’a pas porté ses fruits, explique le haut-commissaire,Louis Le Franc. Photo: C.M

En première ligne pour l’État depuis le début des émeutes du 13 mai, le haut-commissaire reste focalisé sur les questions de sécurité, en particulier à Saint-Louis. Autre priorité pour Louis Le Franc, la survie des collectivités et des Calédoniens les plus touchés par la crise. La politique semble secondaire pour le moment.

DNC : Comment jugez-vous la situation sécuritaire sur l’ensemble du territoire ?

Louis Le Franc : Il y a du mieux, mais elle est très contrastée. Il ne s’est pas passé grand-chose aux îles Loyauté. Sur la côte Est, il reste beaucoup à faire, car de nombreux axes routiers font encore l’objet d’obstacles. Sur des sites miniers, les matériels et installations de la SLN ont été détruits ou abîmés. Comme à Thio ou Poro. Sur la côte Ouest, la situation s’est nettement améliorée. Nous avons reconquis Nouméa, quartier par quartier, et fait ensuite du contrôle de zone. Nous avons procédé à l’identique dans le Grand Nouméa.

La circulation entre Nouméa et l’aéroport de La Tontouta a été rétablie. Nous avons pu empêcher que ces zones soient sous le contrôle des cellules de coordination des actions de terrain et que les populations soient victimes de leurs exactions. Cela ne veut pas dire que l’affaire est jouée, mais voilà trois semaines qu’à Nouméa il n’y a plus de reconstitution de barrages.

Quelle est l’ampleur de ces cellules ?

Les équipes ne sont plus composées d’une cinquantaine ou de centaines d’individus comme au début. Elles sont plus réduites mais très déterminées et, pour un grand nombre, sont armées. Elles ont piégé des barrages sur lesquels des policiers et gendarmes ont été grièvement blessés. Il n’y a plus aujourd’hui de barrages très agressifs. Le volume des forces, malgré les JO, a été maintenu et a permis de démanteler petits et gros barrages, du sud au nord.

Pourquoi la voie à hauteur de Saint-Louis n’est-elle toujours pas libérée ?

À la tribu de Saint-Louis, de manière récurrente, il y a des tirs sur les gendarmes. Nous avions enlevé tous les véhicules, tout de même 400 sur 6 km. Quand tout a été évacué, nous avons pensé pouvoir rétablir la circulation. Mais cela n’a duré que quelques heures. Les Mondoriens ont été victimes de car-jackings. On en compte 65 depuis le 13 mai. Puis les convois pour escorter les automobilistes ont essuyé des tirs. Nous ne pouvions donc pas continuer.

Pour protéger la population, nous avons interrompu la circulation et mis en place deux verrous, nord et sud, depuis trois semaines, avec un escadron de gendarmerie à chaque extrémité. C’est terrible, j’imagine la souffrance des Mondoriens mais aussi des gens de la tribu qui ne peuvent plus sortir en véhicule. Il n’y a plus évidemment de car-jackings, mais il y a encore des tirs contre les gendarmes.

Nous étudions la possibilité d’avoir des navettes avec une capacité de fret et passagers plus importante.

Il n’y a plus d’électricité à Saint-Louis…

Les émeutiers sont victimes d’eux-mêmes. Ils ont détruit les installations électriques aériennes qui alimentent la tribu. Nous avons envoyé, la semaine dernière, une équipe d’EEC pour réparer la ligne. Nous avions un engagement écrit de l’autorité coutumière locale. Les techniciens y sont allés et ont dû faire demi-tour : ça s’est très mal passé.

Est-ce bien une minorité d’individus qui génère ces violences ?

On dit « les jeunes », mais ils ont minimum une vingtaine d’années, jusqu’à 45-50 ans. Ils n’hésitent pas à se servir de carabine de grande chasse et à tirer, à partir de postes de tir aménagés dans la tribu, sur les gendarmes, à viser leur tête avec les bibiches. Depuis le 13 mai, 400 ont été blessés.
On évalue à une cinquantaine d’individus [impliqués dans des projections de caillou, des tirs…], mais leur nombre peut s’accroître. Les unités de gendarmerie mobile, qui sont amenées à pénétrer dans la tribu, peuvent se retrouver face à 200-300 hommes. C’est un énorme sujet.

L’État, dorénavant, prend en charge le financement des navettes maritimes…

La province Sud a pris cette initiative avec la commune du Mont-Dore. Elles ont financé jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus le faire. Ces rotations coûtent 5 millions de francs par jour. Elles ont consommé une enveloppe de 200 millions. À ma demande, le gouvernement [à Paris] a accepté de les rembourser, puis d’assurer le relais financier. Nous étudions la possibilité d’avoir des navettes avec une capacité de fret et passagers plus importante. Il n’y a pas d’autres solutions pour l’instant.

Quelles solutions émergent pour la suite ?

On y travaille. La bonne sera celle qui permettra d’empêcher les car-jackings et de rétablir la circulation sans que les automobilistes soient victimes de tirs. Les verrous devaient contraindre ceux qui utilisent les armes à ne plus le faire et à quitter la tribu. Nous avons pensé, visiblement à tort, que les autorités coutumières locales allaient nous aider. Voyez le résultat. Nous avons affaire à des individus, armés, sur lesquels il n’y a aucune autorité au sein de la tribu.

Régler cette situation par une action d’envergure, c’est exposer la vie des gendarmes et prendre le risque d’avoir beaucoup de victimes. Est-ce la bonne solution ? Personne ne peut répondre. En tout cas, elle est très risquée. Pour l’instant, il faut contourner cette tribu par voie maritime. Mais je comprends l’exaspération et l’attente des familles concernées. Ça ne peut pas durer. Une piste mentionnée, j’étais assez dubitatif, était de faire un contournement par voie maritime à partir d’un pont. Admettons, mais c’est une solution qui d’une part sera très onéreuse et qui ensuite va nécessiter beaucoup de travaux. J’ai réuni lundi policiers et gendarmes pour qu’ils évoquent des solutions à très court terme.

Le 24 septembre

ne sera pas un nouveau 13 mai.

Les forces de l’ordre vont-elles être renforcées après les JO ?

Je l’ai demandé. Pour libérer les axes routiers de la côte Est, il faut des camions, des tractopelles, escortés par des gendarmes mobiles, et je ne peux pas aujourd’hui utiliser les moyens déployés pour la protection du Grand Nouméa et de la côte Ouest.
Il s’agit essentiellement de gendarmes mobiles et de militaires pour assurer les relèves mais aussi la protection de points stratégiques comme l’usine d’eau potable du mont Té, le port, les aéroports…

Est-ce que la date du 24 septembre vous inquiète ?

Ça fait parler. J’ai un volume de forces qui va être accru. Et ça ne sera pas un nouveau 13 mai, parce que je prendrai les dispositions nécessaires. Donc s’il y en a qui ont des intentions belliqueuses, guerrières, destructrices, qu’ils prennent leurs responsabilités, moi je prendrai les miennes.

On parle de 6 000 départs au premier semestre. Est-ce une préoccupation ?

Ici, c’est le royaume de la rumeur. On n’a pas mesuré ce chiffre. Il y a des gens qui vont partir, sont déjà partis, ne reviendront pas ou pas tout de suite. C’est difficile à jauger. En tout cas, beaucoup de chefs d’entreprise que j’ai rencontrés ne veulent pas partir. Ils attendent les indemnisations à la hauteur de leurs pertes, espèrent pouvoir se réassurer et que les assurances intègrent la clause émeutes. Elles se font d’ailleurs tirer l’oreille en ce moment par l’État.

Donc beaucoup vont choisir en fonction de cela. D’autres entreprises n’ont pas été détruites, mais subissent des pertes qui les contraignent à licencier une partie de leur personnel. Pour moi, le premier enseignement de cette crise, c’est que des milliers de familles vont plonger dans la misère. Parce que leur outil de travail a été détruit.

Comment se déploie l’aide de l’État ?

On a des collectivités qui ne peuvent plus faire face aux dépenses d’investissement et de fonctionnement pour lesquelles elles se sont engagées. Notamment les salaires. Donc l’État a déployé des fonds pour les aider en urgence. Avec des subventions directes (6 milliards de francs), une avance remboursable auprès de la Caisse des dépôts et consignation (12 milliards), les prêts garantis par l’État (50 milliards). Pour l’instant, il s’agit d’assurer la survie des collectivités. Il y a aussi de nombreuses conséquences sur les associations. Je pense à celles spécialisées dans l’aide alimentaire. Il faut que la Banque alimentaire soit relayée par d’autres. On met tout cela en place avec le gouvernement pour éviter une catastrophe d’une tout autre ampleur.

On essaie de parer aux urgences et après, à partir de septembre, il faut que ces collectivités nous disent très précisément quels sont leurs besoins : on va les aider, comme on les a aidées pour sauver Enercal (1,7 milliard de francs) ou pour le chômage partiel. Ensuite, il faut couvrir toute la période de septembre à décembre. Et à partir de janvier, on va rentrer dans une nouvelle période qui sera celle de la reconstruction. Il faudra faire des choix : qu’est-ce qu’on reconstruit ? Combien ça coûte ? Combien les collectivités vont-elles pouvoir mettre sur la table ? Peut-être rien… L’État, par le biais de la mission reconstruction, doit pouvoir évaluer les besoins prioritaires. Des éléments seront intégrés par la loi de finances, mais il va falloir commencer avant.

Quelles sont les priorités pour la reconstruction ?

Dix-neuf établissements scolaires ont été détruits. La ministre déléguée Marie Guévenoux a confirmé une prise en charge par l’État du coût de leur reconstruction en intégralité. Une enveloppe de 3 milliards de francs a été annoncée.

Il y a une fracture très profonde, ethniquement, entre les communautés.

Quelle est la situation des communes ?

Elles sont toutes en difficulté. Et plus la commune est grosse, plus les engagements sont importants, plus les échéances en termes d’investissement sont importantes. Elles devront faire des choix sur des projets qu’elles sont en capacité financière de poursuivre et d’autres qu’elles abandonneront. Et ça va nous imposer de répartir les fonds publics de l’État. On s’adaptera. Elles pourront demander que des financements soient redéployés sur d’autres projets qu’elles sont en mesure de réaliser.

C’est possible ?

Normalement, non. Quand on s’engage, on signe pour quelque chose de précis. Nous avons les contrats de développement et des appels à projets. Il y aura des modifications. J’ai prévenu l’autorité politique qu’il faudra être souple pour les accompagner efficacement.

Quel sera, selon vous, le signe permettant de lever la mobilisation des forces de l’ordre ? Croyez-vous en une solution politique ?

J’aimerais bien pouvoir répondre. Un accord politique ? C’est sûr qu’il aurait été préférable de le trouver. Parce qu’après le 3e référendum, bien qu’il soit contesté, on est arrivés au bout de l’accord de Nouméa. Il faut trouver autre chose. Et on n’a pas réussi à trouver un accord pour garantir des visibilités, des perspectives pour la Nouvelle-Calédonie. On a mis un an et demi pour aboutir au constat que personne n’était d’accord et là, ça ne peut pas attendre un an et demi. C’est tout de suite. Je ne pense pas que le territoire a déjà connu une telle accumulation de difficultés. Donc on peut raconter des tas de choses, mais mettez-vous à la place d’une famille qui a perdu ses ressources. Le problème, c’est le quotidien des gens.

Pour moi, représentant de l’État, c’est très préoccupant. Et selon moi, la difficulté se place au-delà de la recherche d’un accord : il y a une fracture très profonde, ethniquement, entre les communautés. La première chose à faire est de la réduire, que les populations réapprennent à vivre ensemble. Ce fameux vivre ensemble dont on parle beaucoup a été, je pense, bien abîmé.

Emmanuel Macron a annoncé une réunion fin septembre. Est-elle confirmée ?

Je ne confirme rien parce que je n’y étais pas, je n’en ai pas été officiellement informé. Ça a été dit aux parlementaires qui l’ont rencontré. Ils ont restitué ce qu’ils ont entendu et compris.

Sentez-vous les acteurs politiques locaux s’engager sur la voie de la reprise des discussions ?

J’ai participé à toutes les réunions qui se sont déroulées à Nouméa et à Paris. C’était deux pas en avant, trois pas en arrière. C’est un échec tout simplement. Et tout le monde est concerné. Maintenant, toutes ces réflexions vont pouvoir alimenter celles et ceux qui vont se concentrer sur la recherche d’un accord politique. Mais on ne pourra pas faire table rase de tout ce qui s’est passé depuis le 13 mai.

Quelles sont les positions sur les élections ?

C’est un sujet qui a été abordé par la ministre déléguée avec toutes les délégations. Il y en a qui les veulent cette année, les autres l’année prochaine. Rien que cela, c’est un sujet. Et avec quel corps électoral ? Il y a ceux qui considèrent que ça y est, le dégel est enterré, et d’autres pas du tout. On est dans un tunnel d’incertitudes politiques, économiques, financières et sécuritaires.

Propos recueillis par Chloé Maingourd et Yann Mainguet