La France a accueilli, du 9 au 13 juin, la 3e Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC) à Nice. Ce moment politique a été précédé par un grand congrès scientifique, le One Ocean Science Congress (OOSC). Pierre-Yves Le Meur et Valelia Muni Toke, tous deux anthropologues à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), ont participé aux deux événements. Ces chercheurs coprésident pour l’IRD une expertise collective pluridisciplinaire sur les enjeux de connaissance et de gouvernance des grands fonds marins.
DNC : Quel est l’objectif du collège pluridisciplinaire pour l’expertise sur les grands fonds marins que vous coordonnez ?
Valelia Muni Toke : Le premier objectif, c’est un état des lieux des connaissances. On a une équipe formée de chercheurs en biologie, géologie, océanographie, droit, philosophie, économie et anthropologie. On organise cet état des lieux en trois parties : les connaissances, les usages et la gouvernance. Une originalité par rapport à une expertise scientifique classique est d’inclure l’ensemble des savoirs, y compris autochtones ou locaux, professionnels et juridiques, etc., au-delà des seuls savoirs scientifiques.
Pierre-Yves Le Meur : Le second objectif est de réparer un oubli des outre-mer dans les dispositifs grands fonds marins qui sont pensés au niveau de l’Hexagone. Et l’une des façons d’avancer pour une meilleure intégration des territoires français du Pacifique, c’était de les inclure dans le comité de suivi de l’expertise. De même, pour améliorer l’intégration de ces territoires français du Pacifique dans un espace régional, nous avons organisé deux plateformes régionales de dialogue sur les grands fonds l’année dernière, à Nouméa (mars) et Papeete (décembre). Il y avait à la fois des représentants de gouvernement, des autorités coutumières, des ONG, des organisations régionales, des entreprises, des chercheurs…
Vous étiez au One Ocean Science Congress (OOSC). Dans quel but ?
P.-Y. L.M. : Nous étions là essentiellement pour présenter non seulement les premiers résultats de l’expertise collective menée par l’IRD, mais également la démarche d’ensemble, qui est à la fois partenariale et ancrée régionalement.
V.M.T. : L’idée était de montrer au grand public que les experts travaillent de manière inter- disciplinaire, avec un comité de suivi dans lequel sont présents les trois territoires des outre-mer du Pacifique. Rappelons que les gouvernements locaux de la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont la main sur leurs ZEE, zones économiques exclusive, ce qui n’est pas le cas de Wallis-et-Futuna.
Quelle a été votre mission à la Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC) ?
V.M.T. : En zone bleue, le cœur politique de l’UNOC, la PDG de l’IRD, Valérie Verdier, a présenté les premiers résultats de l’expertise. De notre côté, nous sommes intervenus en zone verte, ouverte au public, sur deux « side-events » organisés respectivement par l’IRD et le gouvernement de Polynésie française.
À l’issue de ces deux événements, quel est votre constat ?
P.-Y. L.M. : La conférence scientifique OOSC a rassemblé plus de 2 000 chercheurs travaillant sur les océans. Mais cette conférence en elle-même n’était pas forcément un lieu de production de sciences. C’était plutôt une façon de faire un état des lieux et de positionner la communauté scientifique par rapport à l’UNOC. De ce point de vue, la conférence scientifique était un événement politique.
Pour ce qui est de l’UNOC, contrairement aux COP sur le climat par exemple, cet événement ne débouche pas sur des résolutions. Cela limite forcément son impact. Après, le fait de visibiliser les questions océaniques, de bien montrer à quel point c’est un enjeu extrêmement central et pas du tout périphérique, est forcément positif.
Quels signaux d’alarme la communauté scientifique a-t-elle pu mettre en avant à l’OOSC ?
V.M.T. : Les signaux d’alarme sont connus depuis des années : les océans sont aujourd’hui au cœur de la question du changement climatique, on y constate la présence de pollution, y compris dans les endroits les plus profonds, l’acidification… Tout cela a évidemment été mis en avant, notamment par les biologistes. Mais notre approche est un peu différente puisque notre expertise se doit de rester impartiale. Elle met en avant la nécessité d’un point de vue critique sur les relations complexes entre décideurs, sociétés civiles et scientifiques. Par exemple, la mine sous-marine est traitée quasi uniquement du point de vue environnemental, alors qu’il nous semble important d’aborder également les questions économiques ou encore de souveraineté.
Les territoires des outre-mer étaient initialement oubliés, dans une sorte d’acte manqué de l’État
Quel rôle peut jouer la Nouvelle-Calédonie dans des événements de cette ampleur ?
P.-Y. L.M. : L’expertise est une commande du gouvernement français dans le cadre de la stratégie nationale « grands fonds marins ». Les territoires des outre-mer étaient initialement oubliés, dans une sorte d’acte manqué de l’État. Donc, il y a un enjeu très fort pour les territoires des outre-mer à être présents dans ces discussions. La Nouvelle-Calédonie fait valoir l’importance du parc naturel de la mer de Corail, qui couvre l’ensemble de sa ZEE, et sa toute récente loi promulguant un moratoire de cinquante ans sur l’exploration et l’exploitation minière des grands fonds marins.
Quant à la Polynésie française, qui a également mis en place un aire marine protégée à l’échelle de sa ZEE, Tainui Atea, elle essaie de se faire entendre régionalement et pour des raisons très concrètes. Les îles Cook, ses voisines à l’ouest, sont décidées à aller vers la mine sous-marine et la Polynésie trouve donc un enjeu à la fois environne- mental et économique à sa porte. Les trois territoires défendent aussi une vision de l’océan qui leur est propre : par exemple, le programme « Vision kanak de l’océan » développé récemment par le Sénat coutumier en Nouvelle-Calédonie.
Après la réélection de Donald Trump, la parole scientifique est très fragilisée. Comment on arrive à résister à cette tendance ?
V.M.T. : À notre échelle, on voit que les populations ultramarines se sont parfois méfiées de la science et de la recherche, pour de bonnes raisons. Or, la science n’est pas une opinion parmi d’autres et il est important de rendre accessible non seulement ses résultats, mais aussi son mode de fonctionnement. Par exemple, les campagnes scientifico-minières réalisées à Wallis-et-Futuna au début des années 2010 ont été faites sans concertation avec les autorités locales : cette absence de dialogue, souvent entretenue par l’État, est un terrain propice aux malentendus. De même, l’intervention de partenaires industriels peut susciter des inquiétudes légitimes, tandis que la coconstruction des projets scientifiques avec les populations n’est pas encore une pratique suffisamment répandue.
P.-Y. L.M. : Le point central dans le contexte des outre-mer français est cette relation compliquée à l’État, dont la science devient une victime collatérale. La coconstruction doit venir très en amont. À côté des questions purement scientifiques, il y a aussi de nombreuses interrogations qui émanent de la société et peuvent apporter des éclairages ou des perspectives auxquelles les scientifiques n’auraient pas forcément pensé. Mais cette approche que l’on nomme transdisciplinaire demande du temps.
V.M.T. : Le temps est indispensable, or c’est une ressource rare. Il faut apprendre à le réintégrer comme paramètre central. Un autre enjeu clé est la formation scolaire et universitaire dans les outre-mer. Il faut former plus de chercheurs ultramarins puisqu’ils sont les porteurs de plusieurs registres de savoirs, à la fois locaux, autochtones, professionnels, mais aussi scientifiques.
Dans le contexte calédonien, il y a aussi une crise des finances publiques. Est-ce que la science arrive à avancer dans cette situation ?
P.-Y. L.M. : Les instituts basés en Nouvelle- Calédonie sont pour la plupart des institutions publiques françaises. Elles ont encore les moyens de fonctionner, mais il y a quand même des coupes sombres dans les budgets. Là où ça devient vraiment dramatique, c’est pour les instituts locaux. Et je pense en particulier à l’Institut agronomique néo- calédonien, qui est au bord du gouffre. Or, c’est un produit de l’accord de Nouméa, né de cette volonté de construire un pays avec son autonomie, avec ses propres richesses, son propre développement. C’est extrêmement inquiétant.
Le gouvernement local envisage de créer de nouvelles réserves à protection forte, mais la pêche hauturière s’y oppose, craignant pour son activité et l’autonomie alimentaire. Comment peut-on concilier ces deux exigences ? La science joue-t-elle un rôle d’arbitre ?
P.-Y. L.M. : Il y a plusieurs critères qui président à ces découpages, à cette planification spatiale de l’espace marin. La science ne dit pas ce qu’il faut faire. Elle fournit des états des lieux des connaissances et des ignorances, éventuellement des recommandations. Il faut préciser que la science doit être entendue au sens large, dans toute sa diversité, des biologistes et géologues aux anthropologues ou aux politistes. Après, la gestion d’un espace aussi gigantesque que celui du parc de la mer de Corail, c’est d’abord une affaire de politique, de négociation entre parties prenantes, mobilisant des connaissances scientifiques, mais aussi d’autres critères de décision.
La Nouvelle-Calédonie a voté un moratoire sur l’exploration des grands fonds. Qu’est-ce que cela implique, selon vous ?
V.M.T. : Sauf erreur de ma part, ce moratoire porte sur un seul type d’usage, la mine sous-marine. La Nouvelle-Calédonie va néanmoins être concernée par ce qui va se passer dans le Pacifique dans les années qui viennent, quelle que soit sa position politique. Si les îles Cook exploitent les ressources minérales profondes de leur ZEE, cela va affecter principalement les Polynésiens, mais aussi l’ensemble de la région.
Une fois qu’on a mis un moratoire sur l’usage de la mine sous-marine, on n’a pas réglé la question des grands fonds. La géo-ingénierie prend une part croissante dans le débat. Et il reste la question des câbles sous-marins, des usages militaires, de la pollution plastique… Il reste encore beaucoup à dire et à faire sur le sujet.
Propos recueillis par Fabien Dubedout