Les grandes conduites de bétail, pratiques oubliées

Pendant près de cent ans, les éleveurs calédoniens ont convoyé le bétail à travers le pays. Des débuts légèrement chaotiques à l’obligation du marquage des bovins, en passant par la création de pistes et la mise en place de mesures d’hygiène, un pan du patrimoine riche mais méconnu.

« La conduite de bétail, le marquage au fer rouge, ce sont des pratiques australiennes. L’élevage calédonien, c’est l’enfant de l’élevage australien, même dans les termes utilisés, comme paddock. » À l’occasion de la présentation de l’exposition Yiwarra Kuju ‒ The Canning Stock Route à la mairie de Dumbéa, l’historien Jerry Delathière a proposé une conférence sur le thème lundi 3 avril. Un sujet « dont les anciens parlent, mais qui n’est pas très connu ».

C’est James Paddon, santalier anglais, qui ramène les premiers bovins d’Australie. En 1854, il possède 50 têtes sur l’île Nou. En 1859, il en détient 435. « Il fournit les Français en viande. » Les races importées ? Durham, Angus, Devon, Hereford, Illawarra. Il faudra attendre 1905 pour la française limousine.

L’installation du bagne, en 1864, favorise le développement d’une filière. En prévision, l’abattoir de l’Anse du Tir est aménagé la même année là où se trouve la SLN, et une quarantaine voit le jour sur la presqu’île de Ducos en 1871. L’élevage connaît un certain essor jusqu’en 1877. Le cheptel compte alors 90 000 têtes, « c’est énorme pour un petit pays comme ça ».

BOURAIL, POYA, OUACO

En 1870, c’est le début des grandes conduites. Adolphe Boutan, ingénieur agronome en charge de la ferme-modèle de Yahoué ‒ créée pour alimenter les besoins des colons et de la transportation ‒, prend la tête d’une des plus importantes jusqu’à Bourail. Il achemine cinquante bovins et des chevaux destinés aux concessionnaires pénaux. Deux à trois jours de trajet sont nécessaires.

En 1873, un colon de La Réunion, Charles Ernest Routier de Grandval, convoie son troupeau jusqu’à Poya. « Son arrivée suscite une émotion dans des tribus, parce que c’était la première fois que certains voyaient autant de bêtes défiler dans leurs vallées », indique Jerry Delathière. À la fin du XIXe siècle, des exploitants sont en situation de monopole : Gratien Brun a 20 000 têtes sur 102 000 en Nouvelle-Calédonie. Il fournit l’administration pénitentiaire et casse les prix. Le cours s’effondre.

 

Pendant la traversée du bras de mer à marée basse, les stockmen essaient d’éviter « le trou sans fond », sur lequel tourne le bétail, un endroit « dangereux à passer qu’ils essayent de contourner », indique Jerry Delathière.

 

Mais, un débouché s’ouvre aux petits producteurs du Nord qui peinent à vendre leur viande. Deux hommes d’affaires français, Charles et Jules Prévet, montent la conserverie de Ouaco, à Gomen, en 1887. « Ils ont décroché un contrat avec l’armée pour faire venir en France des boîtes de bœuf en gelée, des pâtés, des tripes, des légumes… Ça les a sauvés. »

Quelques femmes participent à l’aventure. Jeanne Loquet, originaire de Picardie, assure des conduites depuis sa propriété, dans la vallée de Faténaoué à Voh, jusqu’à Ouaco. « Il y en avait d’autres, ce n’était pas qu’une affaire d’hommes, précise Jerry Delathière. Mais on en parle très peu. Le monde rural, d’éleveurs, c’est quand même un milieu très macho. »

PERTES, VOLS ET DÉGÂTS

La route jusqu’à Nouméa n’est pas de tout repos. Les stockmen avalent les kilomètres, jusqu’à soixante par jour, mangent de la poussière, surtout en saison chaude, dorment à la belle étoile, avant la traversée du bras de mer, qui peut s’avérer dangereuse, séparant la pointe de Montravel à la quarantaine (une digue sera construite en 1938).

Sur leur passage, les troupeaux apportent leur lot de nuisances. « Il y avait des pertes, des vols, des bêtes qui se sauvaient, des beuglements lors des traversées de village, des clôtures cassées, des dégâts, des mélanges entre les troupeaux à Ducos, ce qui provoquait des contestations, c’était assez problématique. » Des convoyeurs malhonnêtes gardent des animaux qui ne leur appartiennent pas. « Ils partaient à 100 têtes et arrivaient à 130. Et puis, il y avait des endroits redoutés, comme Nessadiou. Certains colons prélevaient une sorte de droit de passage. »

 

Les enclos, appelés les « carrés des voyageurs », servent à éviter que les vaches ne saccagent les alentours lors d’une étape. Ils sont à la charge des communes, qui entretiennent également les pistes.

 

À partir de 1895, la réglementation instaurée par le gouverneur Feillet impose aux éleveurs de marquer leur bétail au fer rouge et d’émettre une feuille de route. À partir de 1913, un chef de conduite doit être nommé et des étapes de moins de 20 km entre Koumac et Nouméa sont constituées, pour éviter que les bêtes ne s’épuisent trop. Elles sont parfois tellement faibles qu’elles manquent de force pour atteindre la quarantaine.

Autre obligation : l’aménagement de paddocks, appelés « carrés des voyageurs », lors des bivouacs, pour limiter les dégradations commises par les bœufs. De nouvelles pistes ouvrent : Amoa-Koné et Houaïlou-Poya en 1916, Mont-Dore-Yaté en 1929… « Les conduites entre les côtes Est et Ouest sont assez difficiles et réservées aux cavaliers chevronnés avec des passages très étroits, des montées abruptes, des descentes périlleuses où il ne fallait pas avoir peur », raconte Jerry Delathière, évoquant les mémoires du stockman Max Franceschini.

BOOPHILUS, HYGIÈNE ET MODERNISATION

En 1942, les Américains n’arrivent pas seuls. Ils ramènent avec eux plus de 2 000 chevaux d’Australie et, surtout, la tique Boophilus, qui apprécie particulièrement le climat humide et chaud de la Nouvelle-Calédonie. « Elle s’est propagée à une vitesse incroyable. Du jour au lendemain, ce parasite bouleverse l’élevage, modifie la vie des éleveurs, perturbe la filière viande et en particulier les conduites. » Un temps suspendues, elles sont à nouveau autorisées.

« Les années 1944 et 1945 marquent un véritable tournant. » Une hygiène plus stricte est progressivement instaurée. Les gérants de station doivent baigner leur troupeau dans une piscine contenant une solution arsenicale. Une profonde mutation s’enclenche avec la mécanisation de la filière. Des camions sont utilisés pour le transport, et les techniques d’abattage et de conservation, avec les entrepôts frigorifiques, se modernisent. Cette évolution, combinée aux problèmes sanitaires, met progressivement un terme aux grandes conduites de bétail. Seules perdurent, jusqu’au début des années 1970, celles de station à station sur de courtes distances.

 

Anne-Claire Pophillat

 

Photo © ANC : Le chef de conduite, responsable du troupeau qu’il guide du départ jusqu’à l’arrivée à la quarantaine, détient la feuille de route qui indique le type de marquage, le nombre de bêtes et leur propriétaire.

 

L’exposition, développée par le National Museum of Australia et relayée par le consulat d’Australie, est à découvrir dans la salle d’honneur de l’hôtel de ville de Dumbéa jusqu’au vendredi 14 avril.