Les divisions du Sénat coutumier « reflètent celles de la société kanak »

Pour trois anciens présidents, la succession des crises résulte de la difficile cohabitation des sphères coutumière et politique et, plus largement, d’une perte de repères de la société kanak, qui se détournerait peu à peu des notions d’intérêt général et de consensus.

Un président en conflit avec son administration, une fronde parmi les sénateurs, une bataille juridique. Au Sénat coutumier, l’histoire se répète. En 2017, la succession de Joanny Chaouri avait déclenché une crise d’une troublante similitude.

Les partisans de Pascal Sihaze s’opposaient alors à ceux de David Sinewami, chaque camp arguant de sa légitimité, comme le font aujourd’hui les soutiens d’Hugues Vhemavhe et de Victor Gogny. Comment expliquer deux crises aussi profondes en moins de six ans ? Comment analyser la difficulté des sénateurs à parler d’une même voix ?

Pour Joanny Chaouri, représentant de l’aire Iaaï, l’institution n’est pas à remettre en cause. « On a une organisation solide. Elle part des tribus, passe par les chefferies, les conseils coutumiers et arrive au Sénat. Tant qu’on reste dans ce cadre, on trouve toujours le consensus. »

À son sens, les problèmes commencent lorsque les sénateurs s’éloignent de la coutume et se rapprochent de la politique. « Les chargés de mission rattachés au gouvernement de la Nouvelle- Calédonie sont responsables de la division des sénateurs. » De son temps, en 2017, Raphaël Mapou dirigeait le cabinet de la présidence, et Jean-Luc Mahé, secrétaire général, avait été sommé de partir.

« LES COUTUMIERS ONT DU MAL À EXERCER LE CONSENSUS »

« Le Sénat ne tombe pas d’un cocotier. C’est le politique qui l’a créé, rappelle Gilbert Tein, représentant de l’aire Hoot ma Whaap, président de 2015 à 2016. Et la coutume n’a jamais été là pour arranger la médiocrité. » Mais de son point de vue, le problème est plus complexe : « Les coutumiers, en général, ont un peu de mal à exercer le consensus dans son sens le plus profond. Pour l’atteindre, il y a une part de moi-même que je dois éteindre. On n’arrive pas à le faire. »

Il y voit l’effet local d’un phénomène global. « La coutume a toujours réussi à s’adapter, mais les choses vont plus vite maintenant. Le bouleversement du rythme ne permet plus d’apprécier les avantages du consensus. »

Car en démocratie pressée par le rythme des élections, le consensus « a ses limites », constate Georges Mandaoué. Sénateur Ajië- Aro de 1999 à 2009, président de 2001 à 2002, il estime lui aussi que le tumulte dans l’assemblée de Nouville n’est que la partie émergée de l’iceberg. « Le Sénat est une vitrine. Ses divisions reflètent celles de la société kanak tout entière. Les conflits en tribu sont nombreux. Rien que sur la question du foncier, il y en a partout ! On ne sait plus se parler, on ne sait plus s’écouter. »

L’ancien membre du gouvernement y voit l’influence de l’argent, qui a changé les rapports humains. « Plus on intègre le monde matériel, plus on utilise des outils qui ne nourrissent pas le consensus. Autrefois, on avait besoin les uns des autres pour survivre. On ne pouvait pas être en conflit avec son voisin. Aujourd’hui, on peut se débrouiller tout seul. On se recentre sur ses propres intérêts, sur les enjeux de pouvoir et de domination. »

Georges Mandaoué pointe un « manque de sagesse » généralisé. Avant de gouverner une chefferie ou un pays, « si on n’a pas fait le travail de sagesse, comment obtenir la cohésion ? ». Le consensus est « un état d’esprit, une philosophie, une spiritualité » qui se perd.

Gilles Caprais

Photo : Désigné selon la règle de la présidence tournante en septembre 2022, le représentant de l’aire Hoot ma Whaap, Hugues Vhemavhe, est contesté par une majorité de sénateurs, qui ont annoncé l’avoir destitué au profit de Victor Gogny (Iaaï). / © G.C.