Retour, heure par heure, sur cette séance institutionnelle qui a marqué le coup d’envoi des violences en Nouvelle-Calédonie.
À l’ouverture de la séance lors de laquelle doit être examiné, lundi 13 mai à l’Assemblée nationale, le projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral pour les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie, l’onde de choc des événements qui secouent Nouméa et ses environs a déjà atteint les couloirs du Palais-Bourbon.
L’inquiétude se lit sur le visage de Philippe Dunoyer, le député (Renaissance) de la 1re circonscription calédonienne, dont les deux téléphones ne cessent de lui adresser des alertes. L’autre député calédonien, Nicolas Metzdorf, désigné rapporteur du texte, affiche une mine grave au pied de l’hémicycle tandis que les travées commencent à se remplir.
LA GAUCHE TENTE TOUT
Le débat était attendu et tous les groupes de l’Assemblée, qui en compte dix, ont battu le rappel de leurs troupes en vue d’une discussion sous haute tension. Pas moins de 220 amendements ont été déposés sur les deux seuls articles que comporte le projet de loi. Nombre d’entre eux n’ont qu’un lointain rapport, ni même aucun rapport, avec l’objet du texte et sont purement destinés à faire de l’obstruction.
Les quatre groupes composant l’opposition à gauche – La France insoumise (LFI), Socialistes, Gauche démocrate et républicaine (GDR), Écologistes – affichent clairement la couleur : faire traîner les débats en longueur et profiter d’une faiblesse de la majorité, soutenue en l’occurrence par Les Républicains et le Rassemblement national, pour faire adopter un amendement, quel qu’il soit, ce qui empêcherait dès lors l’adoption du texte conforme à celui qui a déjà été voté au Sénat le 2 avril. En vain.
Une stratégie de la gauche parlementaire que le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, ne manque pas de « déplorer », dénonçant « une attitude irresponsable de certains groupes parlementaires ». D’emblée, l’échange entre le gouvernement et la gauche de l’hémicycle va tourner à l’invective.
« J’ai une pensée pour les policiers et les gendarmes, dont les familles évacuées parce qu’elles sont menacées de mort par des manifestants qui n’usent pas de la démocratie mais de la violence, du tir à balles réelles et de l’intimidation. J’espère que chacun sur ces bancs, quelles que soient ses opinions politiques, condamnera de tels actes », assène le ministre, qui recueille des applaudissements en provenance de tous les bancs, à l’exception de ceux de LFI. « C’est vous qui êtes en train de mettre le feu là-bas », lui rétorque Sophia Chikirou, une proche du dirigeant « insoumis » Jean-Luc Mélenchon.
PEU DE SOUTIEN POUR L’INITIATIVE DU PRÉSIDENT
Deux lectures s’affrontent, que l’on sent plus dictées par des enjeux de politique intérieure que par une maîtrise réelle des enjeux en Nouvelle-Calédonie. Les explications de vote sur la motion de rejet défendue par le député (PS) du Calvados Arthur Delaporte – largement repoussée par 174 voix contre 79 – puis la discussion générale précédant l’examen des amendements donnent une idée claire des angles d’attaque à travers lesquels la gauche entend pourfendre la politique du gouvernement.
Elle dénonce une méthode qu’elle qualifie de « passage en force », elle l’accuse d’avoir failli au devoir d’« impartialité » de l’État, taxe le gouvernement d’avoir, avec ce projet de loi sur le corps électoral, « allumé la mèche qui a mis le feu aux poudres », juge le ministre de l’intérieur « discrédité », réclame que le dossier calédonien revienne à Matignon, qu’une « mission du dialogue » soit dépêchée sur le territoire pour permettre la reprise des négociations et, en définitive, exige que le texte de loi soit retiré.
Une mise en accusation du gouvernement qui trouve parfois un écho sur les rangs de la droite et de l’extrême droite, qui pourtant défendent ardemment la réforme du corps électoral mais poussent au contraire pour que l’exécutif presse le pas et convoque « sans tergiverser » le Congrès de Versailles pour son adoption définitive. Mais ils voient dans l’absence d’accord consensuel un « échec » du gouvernement.
Rares sont les voix, à l’instar de celle de Philippe Dunoyer, à défendre l’initiative du président de la République, annoncée la veille du débat à l’Assemblée, qui a invité toutes les parties calédoniennes pour reprendre les discussions sur l’avenir du territoire sous l’égide du chef du gouvernement en même temps qu’il indiquait qu’il ne convoquerait pas le Congrès dans la foulée de l’adoption du texte à l’Assemblée nationale.
Insuffisant pour réduire le tir de barrage de la gauche contre le projet de loi. De telle sorte que la discussion qui devait s’achever lundi soir devra être prolongée jusqu’au lendemain et jusqu’à épuisement des artifices procéduraux déployés par les troupes de LFI. Ce n’est que peu après minuit, mardi 14 mai, que le texte a fini par être adopté par 351 voix contre 153, tous les amendements défendus ayant été repoussés. À ce moment-là, la Nouvelle- Calédonie continuait à s’embraser.
À Paris, Patrick Roger
Extraits des principales interventions en ouverture de séance
Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer
« La solution de dix ans est la plus proche
de ce que proposaient les indépendantistes »
« Il me semble avoir lu plusieurs fois dans les gazettes les termes ‟accélération” et ‟marche forcée”. Si nous avions voulu accélérer en nous appuyant seulement sur le résultat des trois référendums, nous aurions dégelé le corps électoral dès le lendemain du troisième référendum de 2021. Ce n’est pas ce que nous avons fait. Je souligne par ailleurs que le Conseil d’État, qui est souvent cité à hue et à dia par l’opposition, nous a fortement suggéré qu’un décret de convocation d’un corps électoral non modifié serait attaqué et que les élections seraient annulées. Nous devons donc corriger cette distorsion de la manière la plus consensuelle possible.
Les non-indépendantistes proposaient de retenir des durées de domiciliation comprises entre trois et cinq ans : je l’ai refusé. À la demande du Président de la République, j’ai suggéré de retenir une période de dix ans. Il s’agissait de la première interprétation par le Conseil constitutionnel de la lettre de l’accord de Nouméa, proposition formulée par Lionel Jospin lui-même. Même si cela est tu, la solution de dix ans est plus proche de ce que proposaient les indépendantistes que de ce que proposaient les non-indépendantistes. Alors que l’État proposait sept ans, les loyalistes trois ans, les indépendantistes pas moins de dix ans, la durée retenue traduit un compromis autour des propositions indépendantistes. »
Nicolas Metzdorf, rapporteur, député (Renaissance)
« Y auraient-ils des Calédoniens plus importants que les autres ? »
« Mes chers collaborateurs avaient brillamment rédigé un discours, de facture classique, mais compte tenu de ce qui s’est passé cette nuit à Nouméa, il aurait été de ma part déplacé de me contenter de lire un papier. Ce projet de loi constitutionnelle dépasse le simple contenu des articles qui le composent : c’est un projet de société qui est en débat en ce moment en Nouvelle-Calédonie. Son enjeu est démocratique : il s’agit de faire en sorte que chaque Calédonien, qu’il soit en Nouvelle-Calédonie parce qu’il y est né ou parce que les aléas de la vie l’y ont mené, puisse voter pour choisir ses représentants et ses politiques publiques. (…)
Ce débat de société est fondamental pour la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où il soulève la question de l’universalisme. Y auraient-ils des Calédoniens plus importants que les autres ? Les descendants d’un peuple qu’on qualifie de premier – est-ce à dire qu’il y a des peuples seconds – seraient-ils plus légitimes que ceux qui sont arrivés après ? (…) Nous avons signé des accords, transféré des compétences, créé le dispositif de l’emploi local, par lequel priorité est donnée aux citoyens calédoniens, gelé le corps électoral et organisé, sur cette base, trois référendums pour choisir notre avenir. En disant trois fois « non », nous avons par trois fois dit « oui » à la France. Si nous ne sommes pas un territoire décolonisé, alors qu’est-ce qu’un territoire décolonisé ? »
Arthur Delaporte, député (PS) du Calvados (motion de rejet)
« Pourquoi, pour la première fois depuis trente-cinq ans, rencontre- t-on autant de colère ? »
« Ce projet de loi constitue une profonde rupture dans le principe du consensus qui a, de façon continue, prévalu depuis l’accord de Matignon. La méthode visant l’apaisement, conduite par Michel Rocard puis Lionel Jospin avec l’accord de Nouméa en 1998, et appliquée par leurs successeurs à Matignon, est aujourd’hui remise en cause.
Ce projet provoque de vives tensions qui augmentent d’heure en heure. (…) Ces tensions nous inquiètent profondément, comme elles inquiètent tous les observateurs avertis et au premier chef, tous les citoyens et habitants de Nouvelle-Calédonie, quel que soit leur positionnement politique. Il y a un mois jour pour jour, indépendantistes et loyalistes ont manifesté massivement dans les rues de Nouméa : deux cortèges, l’un en soutien à cette réforme constitutionnelle, l’autre hostile.
Comment en sommes-nous arrivés à des manifestations si massives ? Pourquoi, pour la première fois depuis trente-cinq ans, rencontre-t-on autant de colère ? (…) Des similitudes avec la situation antérieure à 1988 – toutes choses égales par ailleurs – sont frappantes. Ce projet de loi, qui divise plus qu’il ne rassemble, offre aussi un terrain de jeu aux ingérences étrangères, chinoises ou russes, ou à celles de leurs vassaux. Ce texte, rejeté par le Congrès de Nouvelle-Calédonie qui nous invite à ne pas le voter, divise donc. (…) Il est de notre responsabilité collective d’y mettre fin. »
Bastien Lachaud, député (LFI) de Seine-Saint-Denis
« C’est l’accord de Nouméa que vous piétinez »
« Le système colonial n’est pas un passé lointain et révolu : il se matérialise ici et maintenant dans des inégalités économiques, sociales et politiques qui ne doivent rien au hasard. Les accords de Matignon-Oudinot, conclus en 1988, ont permis de retrouver la paix civile. Ils prévoient l’impartialité la plus stricte de l’État. Mais où est l’impartialité quand l’État impose la date du troisième référendum d’autodétermination qui, s’étant finalement tenu, fut marqué par une abstention record de 56 % ? (…)
La vérité est que le gouvernement prend grossièrement fait et cause pour la tendance non indépendantiste. L’accord de Nouméa, signé en 1998, prévoit les modalités de la décolonisation en faveur de l’émancipation de la Nouvelle-Calédonie. Le corps électoral pour les élections provinciales était défini : voteraient les personnes qui se trouvaient alors sur le territoire depuis plus de dix ans. Le corps électoral était ainsi gelé, mais il intégrerait progressivement les personnes présentes en 1998, jusqu’en 2008.
La parole de l’État a été donnée et respectée par Jacques Chirac, qui a constitutionnalisé le gel en 2007. Mais aujourd’hui, le gouvernement veut unilatéralement modifier le corps électoral en l’absence de tout accord des forces politiques calédoniennes. Ce passage en force est inacceptable et dangereux. Si vous votez ce texte, c’est l’accord de Nouméa que vous piétinez. »