Synthèse d’un colloque organisé à l’université de la Nouvelle-Calédonie il y a trois ans, l’ouvrage Le cannibale dévêtu décortique avec méthode et remet en perspective les sources sur l’anthropophagie en Océanie. Un livre éclairant, codirigé par les historiens Dominique Barbe et Gwénaël Murphy.
DNC : Pourquoi le cannibalisme est un sujet difficile à étudier ?
Gwénaël Murphy : Nous nous sommes rendus compte que c’était un sujet difficile à cause de la réticence rencontrée durant l’organisation du colloque. Nous avons souvent eu aussi un retour un peu sarcastique, comme si ce n’était pas un sujet sérieux. Et puis c’est un sujet sensible, notamment pour les Océaniens, qui ont peut-être eu l’impression qu’on allait encore leur coller cette image sur le dos. L’idée de départ est : où en est-on sur les connaissances sur l’histoire de l’anthropophagie ? Il n’y a pas eu de recherches depuis une bonne vingtaine d’années et l’exposition Kannibales et Vahinés. Notre position est celle de chercheurs et non pas d’idéologues.
Quelle est la fiabilité des témoignages ?
C’est tout l’enjeu de l’ouvrage. Déjà, une preuve de cannibalisme, c’est difficile à trouver. Des récits directs, il n’y en a pas ou alors ils sont très douteux. Ce ne sont que des récits indirects. Si vous prenez le tout premier récit sur des soi-disant pratiques anthropophages en Nouvelle-Calédonie, il est écrit par Houtou de La Billardière, qui accompagnait l’expédition d’Entrecasteaux en 1799. C’est un récit indirect. Ce ne sont que des fausses preuves. Les preuves archéologiques sont les seules qui peuvent être incontestables. Il y a à peine une vingtaine de cas vraiment prouvés en Océanie par les archéologues. Et pour l’instant, il n’y a aucune trace scientifique de pratique anthropophage en Nouvelle- Calédonie.
Plusieurs analyses insistent sur la mise en contexte des observateurs.
Par exemple, Eddy Banaré, enseignant en littérature comparée, a décortiqué le texte de Jules Garnier, qui est le premier best-seller sur la Nouvelle-Calédonie. Il montre que l’auteur ne pouvait pas être témoin des scènes auquel il prétend avoir assisté tout simplement parce qu’il n’était pas en Nouvelle-Calédonie à ce moment-là. Il montre aussi que Jules Garnier a presque fait du copier-coller de James Fenimore Cooper et de ses scènes de cannibalisme en Amérique du Nord. Il montre que c’est du business, ça fait sensation en Europe.
Au début du livre, vous rappelez que le cannibalisme est aussi un fait européen.
C’est pour ça qu’on a invité un chercheur belge, Vincent Vandenberg. C’est le seul historien à avoir écrit sur le cannibalisme en Europe, à l’Antiquité et au Moyen-Âge. Le cannibale, c’est le non-chrétien, le non-civilisé. Les Européens ont accusé de cannibalisme tous les peuples qu’ils découvraient au fur et à mesure de leurs voyages d’exploration aux Amériques, en Afrique, en Océanie.
La première loi pénale que les Français imposent en Nouvelle-Calédonie,
c’est l’interdiction de l’anthropophagie.
Pourquoi avez-vous abordé la question par le biais de la justice ?
Ma spécialité, c’est l’histoire de la justice coloniale. J’ai été frappé de voir que le code de Pouma, qui est passé par Tardy de Montravel en 1854, est le premier code juridique imposé par les Français en Nouvelle-Calédonie. Et la première loi pénale que les Français imposent, c’est l’interdiction de l’anthropophagie. J’ai voulu faire un travail de recherche pour vérifier dans les archives. Or, dans les procès en criminelle, il n’y en a qu’un seul, celui du colon Cosso, dans lequel on trouve une mention de cannibalisme. Et en fait, ce n’est même pas du cannibalisme, c’est un colon à qui on a tendu un guet-apens et qui va se faire démembrer et on emporte les parties du corps dans différentes tribus. Ça sert, d’après les anthropologues, de demande d’alliance contre les Européens. A Gatope, où des marins auraient été dévorés en 1863-64, il n’y a pas de procès derrière, mais il y a une expédition militaire extrêmement virulente.
Le cannibalisme n’était-il qu’un motif pour ces expéditions ?
C’était un motif pour punir et c’était aussi un motif politique. C’est la conclusion de l’ouvrage. L’anthropophagie est une manière de justifier la colonisation et elle est utile à tout le monde. Elle est utile aux missionnaires parce qu’elle justifie leur présence et leur volonté de christianisation. Elle est utile à l’administration coloniale pour déposséder les Kanak de leur terre. Et elle est utile au moment de la conquête coloniale et avant aussi, de 1770 jusqu’à 1860, aux Kanak et aux Océaniens. Ils ont très bien compris que ça fait peur aux Blancs. Ils vont peut-être surjouer à certains moments le cannibalisme pour les repousser.
Le seul cas qui a été confirmé a été le fait d’un Français.
C’est vraiment le paradoxe. Dans les archives, la seule vraie mention de cannibalisme concerne un libéré du bagne. Il assassine une femme juste après sa libération, vers 1895. Des témoins viennent au procès et disent qu’il avait commencé à lui manger la main.
Pourquoi manque-t-il la voix des Océaniens dans ces recherches ?
Nous avons lancé des invitations pour savoir quelles sont les représentations, quelle est la mémoire orale qui se transmet. Ce n’est pas un ouvrage fini sur le sujet. On nous a opposé une fin de non-recevoir.
Propos recueillis par Fabien Dubedout