L’alcool, révélateur du malaise de la société calédonienne ?

Les bouteilles ne comportent aucun signe distinctif. (© Archives DNC).

En 2018, la lutte contre la consommation excessive d’alcool devient grande cause territoriale. Il faut dire que cette consommation a augmenté de 23 % au cours de la dernière décennie, qu’elle se fait de plus en plus jeune et qu’elle est en cause dans 80 % des délits. Trois ans plus tard, la situation ne semble guère avoir changé. Plus qu’une question d’insécurité, un mal profond dans une société qui manque d’unité.

« En Nouvelle-Calédonie, on a un problème avec l’alcool », déclare Philippe Germain, alors président du gouvernement, lors de l’adoption de la loi du pays relative à la lutte contre l’alcoolisme en juin 2018. Selon une enquête menée à la demande du Congrès la même année, l’alcool est à l’origine de « 80 % des délits, 91 % des morts sur la route, 80 % des femmes battues, 81 % des cambriolages et 80 % des interpellations de mineurs pour faits de délinquance ».

En 2020, le bilan sur l’insécurité du haut-commissariat mentionne qu’en milieu urbain, « environ 80 % des personnes placées en garde à vue sont alcoolisées au moment du passage à l’acte ». La consommation excessive d’alcool, un problème majeur, rappelle l’historien Gwénael Murphy en introduction de son étude à l’université vendredi, « comme dans de nombreuses sociétés insulaires et postcoloniales ». Le sociologue Jone Passa établit un lien. « La colonisation est une prise de possession signifiant la dépossession de tout. Dans ce contexte, l’alcool donne un semblant de quelque chose. Sachant qu’ici, il n’y avait aucune habitude liée à ce genre de substance avant. »

« Intégré socialement »

L’alcool s’est enraciné. Plus que le cannabis et le kava, dont les noms ont été conservés. « L’alcool, lui, a été nommé dans les langues kanak, ce qui veut dire qu’il a été intégré socialement. Et puis, deux éléments fondaient le rite de passage à l’âge d’homme : l’alcool et le tabac, précise Jone Passa. Ces processus de socialisation ont été assimilés alors qu’ils n’avaient pas leur place. »

Légitimant ainsi un usage de l’alcool qui n’est pas lié à la notion de plaisir. « Son arrivée ne s’est pas faite par ce biais-là, c’était une monnaie d’échange, on faisait boire les gens par opportunité. Donc, on ne connaît pas la sobriété. S’il y a dix bouteilles, on les boit. On boit pour se défoncer, très vite et de l’alcool fort. C’est un élément inscrit dans les rapports culturels. »

Avec le temps, l’alcool s’est banalisé. Jone Passa réalise une étude pour le compte de la province des îles Loyauté. Dans ce cadre, il a interrogé 1 200 jeunes de 16 à 25 ans, entre autres sur leur comportement vis- à-vis de l’alcool. « Une partie indique avoir déjà fait un coma éthylique, précise le sociologue. Ils commencent à boire tôt. C’est devenu tellement courant qu’être victime de trous noirs, par exemple, est un défi. Et des défis, il y en a à relever en permanence. »

Se sentir exister

Dans une société très normée, l’alcool joue également un rôle de soupape afin d’évacuer la pression, procurant une sensation de liberté et le sentiment d’exister. « On consomme soit pour affronter la réalité soit pour l’oublier. » Jusqu’aux vols et à la violence, parfois. Lors de soirées ou de fêtes coutumières – comme cela a été le cas récemment à Ouvéa. Pour Jone Passa, il ne faut pas stigmatiser. « Dire que les Mélanésiens ont un tempérament plus violent parce qu’ils le sont quand ils boivent, cela ne veut pas dire grand- chose. Ça permet juste de continuer à accuser tout le temps les mêmes personnes. »

D’autres responsabilités existent. Au mariage d’un grand chef à Lifou, il y a une dizaine d’années, un distributeur de boissons alcoolisées réalise une coutume. « Quel discours crédible peut être tenu par les parents une fois qu’on a mis l’alcool au centre ? Il faut le remettre à sa place. » Pas évident d’élaborer un schéma de prévention dans ces conditions. « On se heurte aux gens. Peu importe la communauté ou la catégorie sociale. Là, c’est compliqué pour les coutumiers de construire des discours cohérents puisqu’eux, les modèles sociétaux de référence, consomment aussi de l’alcool. »

De l’ensemble de ces éléments non exhaustifs, Jone Passa dégage une analyse selon laquelle il manque quelque chose qui « fasse société. En Calédonie, c’est chacun chez soi. L’alcool est un palliatif dans une société où on n’est pas amené à se rencontrer ou sinon il occasionne une rencontre frontale. » Conséquence, selon le sociologue, la question de la surconsommation d’alcool ne pourra être réglée seulement quand celle de la société calédonienne l’aura été.


En 2016, la consommation par type de produit est la suivante : bière, 43,6 %, vin, 34,5 % et spiritueux, 21,9 %. Les Calédoniens de 15 ans et plus consommaient 6,8 L d’alcool pur par an (2018), nos voisins australiens 10,5 L, néo-zélandais 10,6 L et vanuatais 2,2 L.


Quelles mesures ?

Le pays fait de la consommation excessive d’alcool une grande cause en 2017, avant de voter la loi relative à la lutte contre l’alcoolisme en 2018. Entre autres, les prix des boissons alcoolisées augmentent, leur publicité est interdite et une campagne de prévention citoyenne est lancée.

Une loi connue et appliquée ?

Parmi la vingtaine d’articles, trois permettent d’en douter. L’article 2 stipule que dans les établissements qui servent de l’alcool, un étalage d’au moins dix boissons non alcooliques soit mis en évidence des consommateurs. L’article 10 évoque l’interdiction, pour les débitants de boissons, d’accepter ou de servir des gens ivres. Enfin, l’article 11 prévoit de mettre à disposition du public des appareils de type éthylotest dans les débits de boissons qui ferment entre minuit et 4 heures.

Une législation fluctuante

La législation sur l’alcool évolue régulièrement. Dernier exemple en date : la fin de l’interdiction de vente d’alcool certains jours de la semaine adoptée l’an dernier. En outre, la compétence dépend à la fois de l’État (en lien avec les troubles à l’ordre public), du pays (lois, aspects sanitaires et de prévention) et des provinces (gestion des débits de boissons).

La méthode islandaise

Harvey Milkman, professeur à l’université de Denver, aux États-Unis, connu pour avoir développé avec succès « la méthode islandaise», un programme de prévention contre la délinquance et l’addiction des jeunes en Islande, est de passage sur le territoire à l’invitation de la Finc en 2018 et en 2019. Dans sa méthode, il préconise notamment un couvre-feu à 22 heures pour les 13-16 ans, du sport à volonté et plus de temps et d’activités partagées en famille. « Ici, 15 à 20 % des jeunes disent avoir des activités extra-scolaires. En Islande, ils sont 99 % », indique-t-il, sachant que là-bas, les familles bénéficient d’une allocation dédiée à ces frais. Trois communes pilotes décident de se lancer, Dumbéa, Mont-Dore et Koné. Qu’en est-il aujourd’hui ?

A.-C.P.