Ancien garde des Sceaux de 2016 à 2017, dans les gouvernements de Manuel Valls, l’actuel ministre des Outre-mer, et de Bernard Cazeneuve, Jean-Jacques Urvoas a publié en 2013 un rapport d’information avec Dominique Bussereau et René Dosière, intitulé Ouvrir un nouveau cycle pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Alors qu’il vient de rédiger un Antimanuel de droit constitutionnel, il livre son analyse des discussions en cours sur l’avenir institutionnel.
DNC : Les discussions sont relancées à Paris en bilatéral. Comment réactiver le dialogue entre partenaires à vos yeux ?
Jean-Jacques Urvoas : En proposant une nouvelle méthode. Celle inventée par Michel Rocard et déclinée depuis avec succès par Lionel Jospin ou Édouard Philippe est épuisée avec la fin de l’accord de Nouméa.
Les temps sont différents car il y a un avant et un après 13 mai 2024. Il faut tenir compte des facteurs politiques (le déroulement des trois référendums, le cadre constitutionnel de la Ve République, l’absence de majorité à l’Assemblée nationale), du rôle des hommes (les résultats des dernières sénatoriales, des législatives de juillet, l’installation des gouvernements Bayrou à Paris et Ponga à Nouméa) et de l’enchaînement des circonstances (un système économique calédonien à bout de souffle, un contexte social dramatique avec la perte possible fin 2025 de 30 % des emplois du secteur privé et le prochain renouvellement des assemblées provinciales).
Cela doit conduire l’État, et donc le ministre des Outre-mer, à bâtir un cadre nouveau qui ne peut se résumer à rassembler les forces politiques calédoniennes. La démocratie ne se limite pas au vote. Elle implique un dialogue permanent avec les citoyens.
Les interlocuteurs aujourd’hui à Paris sont-ils légitimes ?
La question n’est pas tant de savoir qui est légitime pour négocier, mais plutôt quels sont les objectifs poursuivis par chacun. Si les prochaines négociations restent en vase clos avec des interlocuteurs enfermés dans leurs intérêts électoraux, incapables de parler d’une seule voix, murés dans leurs seules revendications et qui ne se font pas confiance, l’impasse est prévisible.
L’État a-t-il joué son rôle d’impartialité ?
Pas depuis cinq ans. Aussi le retour de l’État impartial est-il indispensable pour que le gouvernement puisse s’adresser à tous avec la crédibilité nécessaire. Heureusement, je connais l’attachement de Manuel Valls à ce devoir.
Le président de la République Emmanuel Macron s’est-il entouré de réels connaisseurs du dossier calédonien ?
Certainement mais dans la période, c’est au gouvernement que revient la responsabilité d’agir.
Vous étiez ministre du gouvernement Manuel Valls en 2016. L’ancien Premier ministre hérite aujourd’hui des questions calédoniennes. Le considérez-vous capable d’aboutir à une solution partagée ?
Les Calédoniens ont besoin d’avoir un interlocuteur averti, solide et influent. Or Manuel Valls réunit ces trois qualités. Il connaît la Nouvelle-Calédonie depuis longtemps et a montré, dans l’exercice de ses différentes responsabilités, qu’il savait prendre des décisions courageuses en faisant prévaloir l’intérêt général, même face aux pressions contraires.
Son rang protocolaire de ministre d’État lui donne une véritable capacité de mobilisation des administrations parisiennes qui sera précieuse pour répondre aux multiples attentes calédoniennes. Enfin, c’est un homme d’expérience qui sait combien l’histoire peut être tragique, ce qui lui donne le recul nécessaire pour prendre des risques calculés. Avec lui, le dossier sera traité avec la hauteur de vue et la vision politique qu’il mérite politiquement et pas, comme cela me semble le cas, simplement piloté par Bercy.
Comment accorder les points de vue selon vous sur le corps électoral provincial ?
En n’isolant pas cette question du reste des sujets. Personne n’a jamais contesté que les conditions actuelles permettant d’être électeur pour les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie justifiaient d’être réexaminées en fonction de l’évolution des circonstances et d’impératifs juridiques. Mais en procédant unilatéralement à une réforme, Gérald Darmanin a remis en cause les équilibres fragiles précédemment construits et rompu le contrat de confiance qui existait entre les différentes parties. Espérons que cette erreur servira de leçon.
Conserver le corps électoral provincial actuel est-il juridiquement attaquable ?
La réponse a été apportée par le Conseil d’État dans son avis du 25 janvier 2024. Il y souligne qu’un corps électoral ne pouvait rester indéfiniment gelé sauf à s’éteindre un jour de lui-même et que le maintien de ce gel sur une aussi longue durée pouvait être en contradiction avec les engagements internationaux de la France, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme. Des contentieux sont donc possibles.
Si les prochaines négociations restent
en vase clos avec des interlocuteurs enfermés dans leurs intérêts électoraux, […], l’impasse est prévisible.
Le gouvernement Bayrou entend conclure un accord avant le 31 mars, date légale ultime en vue de l’organisation des élections provinciales en novembre avec un corps électoral modifié. Ce calendrier vous semble- t-il pertinent ?
L’histoire ne peut s’écrire avec des calendriers agités comme des menaces ou des couperets. L’indispensable détermination, dont devra faire preuve le gouvernement pour parvenir à donner à la Nouvelle- Calédonie un nouveau cadre juridique, peut parfaitement s’illustrer autrement que par le fait d’imposer un rythme cadencé.
Cela pourrait se lire dans la constance des efforts, dans l’audace créatrice des stratégies et dans l’intelligence des situations. La marche forcée peut à l’inverse entraîner des erreurs d’appréciation conduisant à une précipitation dans la prise de décisions.
Dans Le Télégramme de Brest, mi-mai 2024, vous considériez que « sans accord global, ça sera le chaos total ». Estimez-vous que cet accord est aujourd’hui possible ?
Vu de ma fenêtre, ce n’est pas une option mais un besoin vital pour le territoire. La dernière note de synthèse du Medef-NC estime d’ailleurs que « le préalable à toute reconstruction est de lancer les négociations pour trouver un nouvel accord sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie donnant de la visibilité et de la confiance à l’ensemble des acteurs ». L’apaisement durable ne pourra s’installer sans perspective globale.
Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat évoquent la piste de la souveraineté partagée. Que voyez-vous dans cette proposition ?
Je me permets d’abord de rappeler que le terme figure dans l’accord de Nouméa qui dessinait « une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France ».
L’audace fit frémir à l’époque les juristes de stricte obédience attachés à cette vieille conviction française selon laquelle « la souveraineté n’est pas plus divisible que le point en géométrie ». Et encore aujourd’hui ce mécanisme de délégation de souveraineté demeure ignoré dans le droit français. Mais pourtant c’est une réalité internationale, singulièrement dans le Pacifique où des territoires, dans l’incapacité pratique d’exercer l’intégralité de compétences régaliennes, acceptent d’en déléguer l’exercice d’une partie à une puissance partenaire, pour une durée plus ou moins longue.
Que les deux présidents des assemblées l’évoquent est intéressant. Mieux que d’autres, ils savent combien la malléabilité du droit a été utile depuis 36 ans à la Nouvelle-Calédonie.
À chaque étape, face à des difficultés nouvelles, le droit s’est mis au diapason des faits par une lecture assurément constructive de ses ressources. Pour tous les sujets, la réponse élaborée fut empirique, à l’abri des grands schémas théoriques préétablis et des constructions idéologiques dominantes. Il peut donc arriver que les réponses de demain relèvent essentiellement de la dynamique propre à la politique.
L’histoire ne peut s’écrire avec des calendriers agités comme des menaces ou des couperets.
La Loyaliste Sonia Backès propose le principe du fédéralisme interne. Est-ce concevable, tant sur le plan juridique que sociétal ?
L’idée n’est pas nouvelle, d’autres élus de droite avant elle avaient déjà caressé une telle perspective. Au demeurant, en 1988, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou ont construit les accords de Matignon sur le partage du pouvoir et la prééminence des provinces. Au vrai, il n’est pas surprenant qu’elle ressurgisse après ce qu’ont vécu les habitants du Grand Nouméa depuis le mois de mai. Comment se projeter dans un avenir commun avec ceux qui ont tenté de mettre le feu à votre maison ou qui ont pillé votre entreprise ? Le « chacun chez soi » peut donc paraître séduisant.
Sur le fond, cette proposition est aussi utile car quand la perspective manque, le champ de vision ne peut que tourner court. D’ailleurs, tous les coureurs des mers le répètent : dans la navigation à voile l’important c’est de connaître le but et de tenir le cap. Ensuite, le vent décide pour beaucoup de la trajectoire, ce qui ne va pas, parfois, sans mal de mer. Reste que ce qui est proposé est orthogonal à l’histoire écrite depuis 1988.
Loin d’en appeler au sursaut, à l’effort, au dépassement, cette idée semble se satisfaire d’une forme de repli. Puisque la vie est complexe sous un toit unique, mieux vaut que les communautés se gouvernent séparément. Puisque le territoire ne parvient pas à partager une vision commune, organisons le morcellement en plusieurs provinces de taille réduite exhibant une souveraineté de facto. Ce serait alors le temps de la décom- position vers l’infiniment petit, politique nourrie par la lassitude des combattants. Gageons que si l’hypothèse est viable, elle n’est certainement pas consensuelle.
Vous avez rédigé en 2013 avec René Dosière et Dominique Bussereau un rapport sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle- Calédonie. Ses conclusions sont-elles toujours valables ?
Ce qui n’a pas vieilli, c’est l’idée que quel que soit le statut qui sera finalement retenu, la solution institutionnelle ne pourra être qu’originale et exigera que soient au préalable relevés les défis économiques et sociaux qui assaillent aujourd’hui le territoire.
La Nouvelle-Calédonie peut-elle voir ses compétences encore renforcées sans pour autant atteindre l’accession à la pleine souveraineté ?
Il ne me semble pas hors de portée que puisse être dessiné un chemin de crête contenant des éléments de souveraineté externe et une souveraineté provinciale renforcée, le tout restant inséré dans la Constitution à l’instar de dispositifs qui ont existé comme la Communauté (titre XII du texte adopté en 1958). Après tout, l’accord de Nouméa était déjà une « constitution dans la Constitution ».
La Nouvelle-Calédonie peut-elle s’inspirer de statuts de pays dans le monde ?
Elle le peut mais l’essentiel est que les Calédoniens le veuillent.
Vous venez de publier un Antimanuel de droit constitutionnel aux éditions Odile Jacob. Pensez-vous que la Ve République atteint ses limites sur le dossier calédonien ?
Dans cet ouvrage, je plaide pour que le Premier ministre qui rend des comptes au Parlement (à la différence du Président qui est « chef de tout mais responsable de rien ») puisse exercer pleinement les prérogatives confiées par l’article 20 de la Constitution.
Dans le dossier calédonien, ce fut toujours le cas. Ce sont les chefs de gouvernement qui ont trouvé des solutions novatrices épousant le réel sans jamais s’y soumettre totalement. Par leur capacité d’entraînement, ils ont démontré que les étapes n’étaient franchies que lorsque l’État était pleinement acteur. Ce dernier n’est donc pas un simple clerc de notaire de consensus immanents. Sa responsabilité a toujours été de faire émerger des positions communes, de les nourrir pour que le projet l’emporte sur le rejet. C’est toujours vrai.
Propos recueillis par Fabien Dubedout et Yann Mainguet.