[DOSSIER] « Il y a quelque chose de cassé »

Médecin généraliste en Nouvelle-Calédonie depuis 20 ans, Philippe Giraud a exercé pendant 12 ans à Koumac et 8 ans à Dumbéa. Médecin généraliste en Nouvelle-Calédonie depuis 20 ans, Philippe Giraud a exercé pendant 12 ans à Koumac et 8 ans à Dumbéa. A.-C.P.

Les semaines d’émeutes ont poussé Philippe Giraud, médecin à Apogoti, à quitter son cabinet de la rue des Départs, côté Pic aux Chèvres, pour Katiramona, où il exerce depuis le 1er juillet.

DNC : Comment les événements ont commencé à Apogoti ?

Philippe Giraud : Deux-trois jours avant, on avait remarqué que le discours changeait dans la salle d’attente. J’en ai discuté après avec une professeure de lycée qui m’a dit que le lundi 13 mai il y avait beaucoup de Mélanésiens absents. On avait l’impression qu’ils savaient qu’il allait se passer quelque chose. Ce jour-là, ils ont commencé à faire des feux et à barrer le pont. À 17 heures, en raccompagnant une mamie, je me suis aperçu que la rue était fermée, les volets baissés, ce qui est inhabituel. La mamie m’a dit : « docteur, je crois qu’il faudrait que vous rentriez chez vous« . J’ai fermé le cabinet, et en sortant par l’arrière, j’ai vu des pick-up tout neufs avec des drapeaux partout, des gens qui n’étaient pas du quartier.

Avez-vous eu peur pour vous ou votre cabinet ?

Pas tellement, j’avais vu sur des photos qu’on n’y avait pas touché et il y a des habitations au-dessus, donc je me suis dit qu’ils n’allaient pas mettre le feu. Le problème, c’est que j’habite à Ouémo et c’était compliqué pour aller jusqu’à Apogoti surtout au début. J’ai repris le 20 mai, il fallait faire des détours par Yahoué, Chantilly, des zones de guerre, c’était choquant tellement c’était détruit. Trois ou quatre fois, j’ai été obligé de faire demi-tour parce qu’il y avait des affrontements ou que les accès étaient bloqués par les émeutiers.

Comment s’est passée la reprise ?

Les gens avaient envie de parler, les consultations duraient plus longtemps. Certains ont aussi été surpris et choqués par l’ampleur et la tournure que ça a pris. Ils avaient envie de déballer. Ils ne comprenaient pas pourquoi on avait fait ça, ils n’étaient pas d’accord, et d’un autre côté ils étaient indépendantistes, tout était un peu mélangé dans leur tête.

Qu’est-ce qui vous a aidé à gérer la situation ?

Le fait d’être bien implanté dans le quartier. Je les connais tous, je pense qu’ils m’aiment bien, je leur ai rendu beaucoup de services, ils pouvaient venir consulter même s’ils n’étaient pas à jour de l’aide médicale… Les habitants ont protégé le cabinet, celui du dentiste… Ils m’ont même amené à manger les premières semaines, quand il n’y avait rien. Cela m’est arrivé, sur un barrage, d’être un peu agressé et très vite, quelqu’un me reconnaissait et disait : « laisse-le passer, c’est le docteur« . J’avais mis un gros panneau médecin sur la voiture.

Est-ce que le rapport avec les patients a changé après ?

Oui, je crois qu’on a tous un peu changé. On leur en veut un peu, il y’a une part de ressentiment, on se dit : « pourquoi je vais m’occuper d’eux ? » Il n’y a pas de reconnaissance. J’ai pris en charge un émeutier et, pendant ce temps-là, ses deux copains m’ont piqué l’extincteur. Ça ne se fait pas, il faut un minimum de respect entre les gens. On se dit que ça peut déraper à n’importe quel moment.

« C’est le jour et la nuit. Même les patients qui arrivent d’Apogoti n’ont pas la même attitude. »

Qu’est-ce qui vous a conduit à quitter votre cabinet ?

Je pouvais difficilement travailler et les patients avaient peur de venir. J’ai dû perdre plus de 50 % de mon activité. Je voyais ces bandes de jeunes, que j’ai connus petits, ne pas retourner à l’école, alors je me suis dit qu’ils allaient rester là. Toute la journée, cela crée une sorte de tension. Et puis, on m’a demandé des choses, ça commençait à tourner. Je ne veux pas travailler avec des gens qui me disent : « si tu ne donnes pas tant, on te casse ton cabinet« . Je savais que celui de Katiramona était vide, alors j’ai demandé si je pouvais le louer, et voilà. La patientèle est revenue, j’étais attendu, il n’y a pas de médecin entre Auteuil et Païta. Ils auraient été un peu plus malins et auraient épargné autour du cabinet, je serais resté. Mais là, tous les jours il y a un barrage, ils mettent le feu… Il y a un moment donné, je suis désolé, mais on ne peut pas rester comme ça.

Comment vous sentez-vous à Katiramona ?

C’est le jour et la nuit. Même les patients qui arrivent d’Apogoti n’ont pas la même attitude. Beaucoup m’ont suivi, je ne pensais pas qu’il y en aurait autant. Ils sont même contents. Apogoti, j’ai l’impression que c’est une zone de guerre, je ne m’en étais pas aperçu en y allant tous les jours. Là, ça me choque. Je me dis que ce n’est pas possible de mettre un cabinet médical dans une rue pareille. Et avoir des drapeaux partout, au bout d’un moment, c’est usant, je me sentais agressé. Je voyais bien dans le regard des jeunes que c’était du défi permanent.

Vous avez pensé à quitter la Nouvelle-Calédonie ?

Non, pas vraiment, on ne peut pas partir parce qu’on a investi. Ce n’est pas facile, laisser les maisons, les cabinets, etc. Et puis, pour aller où ? Ce n’est pas évident de recommencer quelque chose.

Que ressentez-vous aujourd’hui ?

Il y a quelque chose de cassé on dirait, une espèce de tristesse, de perte de confiance envers les gens que l’on soigne.

Vous pensez que cette crise va causer des départs ?

Oui, peut-être pas les privés qui sont installés, mais ceux qui sont salariés à l’hôpital n’ont aucun intérêt à rester ici, d’autant que les consultations ont été réévaluées en Métropole, donc déjà qu’on n’était plus compétitif depuis un moment… C’est un futur désert médical.

Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat