Les Calédoniens s’interrogent sur le sous-dimensionnement du dispositif de maintien de l’ordre à la veille du 13 mai et la sous-estimation de l’insurrection à venir. À partir de documents confidentiels que nous nous sommes procurés, nous avons pu reconstituer les échanges entre le haut-commissariat et le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer. Morceaux choisis.
Fin 2023 : Les effectifs de la gendarmerie se portent à un millier en plus des 700 agents de la police nationale. Dans un mail du 20 décembre, le haut-commissariat sollicite une nouvelle unité de force mobile (UFM) ou une compagnie républicaine de sécurité (CRS) ou un escadron de gendarmerie mobile (EGM), invoquant des « risques de troubles à l’ordre public ». La demande est refusée.
7 février : Le haut-commissariat sollicite « 3 UFM supplémentaires pour limiter l’engrenage des tensions », alors que les ministres de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, et de la Justice, Éric Dupont-Moretti, doivent effectuer un déplacement à la fin du mois.
8 février : Le directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur, Alexandre Brugère, valide l’envoi d’un escadron (pour un total de cinq sur place). Lors des mobilisations de la CCAT à l’occasion du déplacement ministériel, des heurts opposent les quelques centaines de manifestants aux forces de l’ordre, faisant cinq blessés chez les gendarmes. Le ministre de l’Intérieur requiert l’« envoi immédiat » d’un escadron supplémentaire ainsi que la préparation d’un plan à lui présenter « dans les prochains jours en cas de rupture avec la Métropole ». Gérald Darmanin, échaudé par l’accueil musclé qui lui a été réservé, prend l’alerte au sérieux.
28 février : François-Xavier Lesueur, conseiller gendarmerie du ministre, propose trois scénarios de « montée en puissance » des renforts en escadron. La directrice adjointe du cabinet de Gérald Darmanin, Manon Delaune-Perrière, juge ces scénarios « cohérents » et ajoute : « par conséquent, si le haut-commissariat revoyait à la hausse ses besoins, ce serait à mon sens de la gourmandise (et comme chacun sait, c’est un vilain péché !) ».
25 mars : L’examen du projet de loi constitutionnelle sur la réforme du corps électoral s’engage au Sénat. Le haut-commissariat adresse un mail à François-Xavier Lesueur et Manon Delaune-Perrière. « L’ensemble des ingrédients pour des dérapages d’ordre public importants se sont réunis à très grande vitesse. » Face à ces menaces, l’envoi d’un renfort – un EGM supplémentaire – est validé par le ministère le 27 mars. Le lendemain, les barrages dressés ayant été levés, le ministère demande si cet envoi est toujours nécessaire. Le haut-commissariat annule sa requête, mais avertit qu’il pourrait la renouveler en faisant état d’un « contexte incandescent ».
8 avril : Gérald Darmanin valide l’envoi d’un EGM, qui arrivera le 12 avril, le maintien sur place de trois pelotons d’un EGM, ainsi que l’arrivée, en provenance de Polynésie, de deux pelotons le 13 avril et deux autres le 17 avril, avant qu’un arbitrage décide que ces derniers resteront au Fenua.
13 avril : Le haut-commissariat se félicite que la journée de manifestations loyalistes et indépendantistes, jugées à haut risque, se soit déroulée sans incident. La manifestation des seconds est particulièrement suivie.
17 avril : Avec l’arrivée des derniers renforts, les effectifs en forces mobiles s’élèvent à 6,75 escadrons, soit environ 750 militaires. Dans son point de situation adressé au ministère, le haussariat note la « montée en puissance de la CCAT ». Il attire l’attention sur les grosses mobilisations à venir en mai, « potentiellement violentes ».
23 avril : Le haut-commissariat fait part de ses inquiétudes, portant une analyse « très défavorable de la situation, avec une très probable montée en puissance début mai, sauf si cela débute plus tôt en raison d’étincelles ». La demande de conserver les 6,75 UFM est maintenue.
24 avril : Le haut-commissariat multiplie les messages d’alerte. Il note un changement de paradigme depuis le 13 avril, avec une « énorme mobilisation des Kanak, notamment de la jeunesse ». Il attire l’attention sur la problématique de manœuvre si les événements se disséminent entre Nouméa et les Îles. « Les discours assénés lors de ces manifestations sont souvent mensongers et complotistes, ce qui (…) favorisera le passage au stade 3 de la CCAT en cas de vote conforme à l’Assemblée nationale le 13 mai. »
30 avril : « Le comité directeur de l’UC visant à mettre au pas la CCAT a échoué. La CCAT finit de prendre le pas sur le FLNKS. […] Après le 13 mai, la CCAT ne répond plus de rien (mots de Christian Tein). […] On nous annonce en off (et sur certaines écoutes) un passage au stade 3 après le 13. » Le haut-commissariat sollicite le renfort de 3,25 UFM pour gérer l’après-13 mai. « Un dispositif de 10 UFM est nécessaire pour faire face à la menace. » (15 unités présentes lors du troisième référendum). Il demande aussi un peloton d’intervention de la gendarmerie nationale, quelques renforts pour le commandement de la gendarmerie et une quinzaine de personnels du GIGN.
2 mai : Manon Delaune-Perrière se dit favorable à l’envoi de renforts et indique que ce sujet sera abordé avec le président de la République la semaine suivante. François-Xavier Lesueur appuie la demande mais, afin de ne pas diminuer le nombre d’UFM engagés en Métropole pour les JO, évoque la possibilité de prélever un EGM en Guyane et un à La Réunion. La mise à disposition d’un peloton d’intervention ne lui paraît pas possible en l’état.
8 mai : La faible attention portée à la manifestation d’ampleur organisée par la CCAT à l’anse Vata paraît étrange, avec plus de 10 000 personnes ayant afflué de tout le territoire. Le mail adressé par le haut-commissariat est pourtant des plus laconiques : « discours hostiles de la CCAT sur l’après-13 mai ».
9 mai : Le lendemain, les accès aux usines de nickel de la SLN et de Prony sont entravés. Les moyens fournis permettent le déblocage des différents points, mais les actions de la CCAT sont de plus en plus difficiles à prévoir. « Modes opératoires : protestation devant les brigades, obstructions d’axes et de bâtiments institutionnels, blocages du port de Nouméa et de l’aéroport de La Tontouta envisagés. »
Dans les jours qui suivent, la mobilisation ne cesse de monter en puissance : blocages et manifestations, mais aussi agressions directes (caillassages et tirs d’armes à feu) des forces de l’ordre. « Une accélération de l’envoi des renforts de gendarmes mobiles est sollicitée. »
13 mai : Le mail envoyé au ministère traduit le désarroi face à une situation devenue hors de contrôle : « alerte sur le nombre de blessés qui augmente chez les forces de sécurité. Les EGM ont été engagés sans relâche toute la journée sans que le terrain ait pu être durablement repris. Mutinerie prison, axes bloqués, rassemblements devant les brigades. Formule une demande de renforts en urgence à hauteur de 5 UFM (comprenant les deux qui devaient déjà être envoyées). » En retour, le ministère indique que 2 EGM vont être projetés en urgence, en plus des deux qui devaient arriver entre le 18 et le 20 mai, portant ainsi les effectifs de gendarmerie mobile à 10,75 escadrons. Des renforts du RAID et de CRS devraient être envoyés. Alors que l’Assemblée nationale engage l’examen du projet de loi constitutionnelle, le Grand Nouméa devient la proie d’émeutes visant à mettre à sac l’économie calédonienne. Dans les heures qui suivent, le haut-commissariat multiplie les appels au secours.
14 mai : « Pour rétablir l’ordre dans un climat insurrectionnel », le haut-commissariat requiert le renfort de 20 UFM, de personnels du RAID et du GIGN, de 42 pompiers et personnels de Sécurité civile et de ravitaillement en munitions. Entre le 16 mai et le 16 juin, les effectifs des forces mobiles passeront de 9 à 35 unités. Il reviendra à une probable commission d’enquête parlementaire d’élucider les dysfonctionnements, s’il y en a eu, dans les échanges d’informations et les renseignements entre le haut-commissariat et l’exécutif national. Le désastre, lui, est bien là.
Patrick Roger, correspondant à Paris, avec la rédaction.