Aux commandes des forces de gendarmerie sur l’ensemble de l’archipel, le général Matthéos a été surpris par la violence et la jeunesse des insurgés lors des émeutes. Aujourd’hui, le territoire « est sous contrôle », même si des points de vigilance demeurent, notamment à Saint-Louis.
DNC : Comment avez-vous vécu ces cinq derniers mois ?
Général Nicolas Matthéos : Ces mois ont constitué une vraie épreuve pour les gendarmes, parce que c’est une crise à caractère insurrectionnel, donc extrêmement violente, et que cela a été extrêmement long. Nous avons été surpris de voir ce niveau de violence terrible, notamment dans le Grand Nouméa et en particulier de la part de la jeunesse à laquelle nous étions confrontés, avec beaucoup de caillassages, de tirs d’arme à feu et puis la persistance. Parce qu’il a fallu des nuits et des nuits de déblayage pour libérer les axes. Les reconquêtes ont été difficiles. Cet épisode n’a pris fin pour nous qu’il y a trois semaines, quand la route de Saint-Louis a pu être rouverte.
Vous attendiez-vous à cette flambée de violence ?
Il y avait des signes. Nous sentions que de plus en plus de sujets devenaient difficiles et clivants. Depuis des années, la gendarmerie s’inquiète de voir une jeunesse désœuvrée, soumise au cannabis, déracinée, avec des jeunes qui vivent comme des urbains, sans avoir forcément les codes, et qui sont habitués à la délinquance. Une jeunesse livrée à elle-même, perdue, idéologisée et sans doute manipulée parce qu’elle n’a pas vraiment de conscience politique, qui s’est insurgée sans trop savoir pourquoi. Elle pratique le rejet de l’autorité et son oisiveté la conduit à une délinquance d’habitude. Il y avait le terreau pour faciliter ces émeutes parce qu’il y a une jeunesse qui pose problème, qui dérive depuis 20 ans et pour laquelle il faut collectivement se poser des questions.
Une jeunesse souvent passée par la case Camp-Est ?
C’est une jeunesse qui passe par la case Camp-Est. Le drame, c’est qu’avant d’y aller, elle est soumise à des règles judiciaires et bien souvent, il n’y a pas de structure pour accueillir les jeunes délinquants mineurs. Nous déplorons parfois qu’ils ne soient pas accompagnés pour sortir de la délinquance. C’est entre le premier acte délinquant et le Camp-Est à 18 ans que la question se pose vraiment. On a un peu une bombe à retardement. On a l’impression qu’il n’a pas fallu grand-chose pour pousser certains jeunes dans la rue.
Il y avait très peu de forces de l’ordre sur le territoire les premiers jours…
Cela a commencé par des troubles très violents à la tribu de Saint-Louis, qui nous ont engagés en masse parce que la route était bloquée. Pendant les cinq premiers jours, du 13 au 18 mai, cela a été très compliqué avant de pouvoir reprendre l’initiative, parce que nous étions en grosse difficulté.
Avez-vous dû faire des choix ? Il vous a été reproché de ne pas intervenir partout…
Oui. Nous avons fait le choix de sauver des vies. La priorité était d’abord de protéger les personnes. Face à 10 000 insurgés qui avaient décidé de pratiquer la politique de la terre brûlée, c’était compliqué de protéger les biens. C’était très dur de circuler, nous étions systématiquement pris à partie, il y avait les barrages piégés, il a fallu résister aux attaques de notre hub logistique à la caserne Bailly, qui visaient à nous isoler, et puis il a fallu sauver des gens dans des conditions inimaginables. On ne pouvait pas faire sans blindé. Un véhicule de gendarmerie attirait 200 à 300 personnes qui voulaient en découdre à tout prix. Une haine incroyable. Je n’ai jamais connu une telle violence.
Des gendarmes ont été choqués ?
Il y a eu de la casse physique, plus de 550 blessés, surtout par des cailloux. Cela va du bobo au choc violent. Un gendarme a perdu un œil le 2e jour. Une bonne vingtaine se sont fait percuter par des voitures. Ils ont été secoués physiquement. Moralement, ça va. On pratique la cohésion des forces armées. Il y a l’esprit d’équipe, de famille, la solidarité. On s’en sort sans trop de casse, même si cela a été dur. En particulier pour les gendarmes territoriaux implantés dans les communes. Les relations se sont tendues. Cela a été difficile de voir qu’une partie de la population s’est retournée contre les gendarmes, alors que la gendarmerie vit avec les populations.
Depuis des années, la gendarmerie s’inquiète de voir une jeunesse complètement désœuvrée, soumise au cannabis, déracinée, habituée
à la délinquance.
Combien de gendarmes et de matériel ont été mobilisés depuis le 13 mai ?
Près de 7 000 à 8 000 gendarmes sont passés ici, avec un pic à près de 4 000 au plus fort de la crise et au 24 septembre. Plus une logistique considérable. Il a fallu faire venir deux hélicoptères pour la gendarmerie et d’autres pour les Fanc, 18 engins blindés, des Centaure, des rames de véhicules, une centaine en tout, et beaucoup de munitions. Nous avons utilisé près de 50 000 grenades, cela ne s’est jamais vu. Ce qui est sûr, c’est qu’au regard du niveau de violence auquel nous étions confrontés, l’usage de la force a été parfaitement maîtrisé et proportionné. C’est vraiment un savoir-faire de la gendarmerie mobile. La légitime défense a été employée à Saint-Louis et à Thio. À partir du moment où les gendarmes font l’objet de tirs par armes à feu, la légitime défense s’impose pour se protéger et pour protéger autrui face à un risque immédiat et mortel.
Les gendarmes se sont-ils fait tirer dessus à d’autres endroits ?
À Païta. Nous avons pu interpeller l’auteur, qui est en détention. L’utilisation d’armes à feu contre nous est une caractéristique de cette insurrection. Cela ne s’est jamais produit à une telle échelle.
Savez-vous d’où viennent les armes utilisées ?
Les armes sont principalement à la maison. Il y a plus de 100 000 armes qui circulent. Les pillages ont contribué à renforcer certains, mais il n’y en a pas eu besoin pour que certains les utilisent contre nous. Dans les armes saisies, dont on a essuyé les tirs, on n’en a pas repéré qui avaient été importées.
Pensez-vous que les événements et les techniques étaient organisés et planifiés ?
Une enquête judiciaire est en cours afin de faire le point là-dessus, est-ce que cela a été préparé, planifié… Ce que je peux dire, parce que j’ai constaté les effets, c’est qu’une fois le coup de filet sur la CCAT effectué, les actions étaient beaucoup moins coordonnées.
Les forces de l’ordre ont été accusées de violences, vous a-t-on rapporté de tels faits ?
On ne pratique pas la violence, et en cas de débordement, il y a un contrôle hiérarchique et un contrôle judiciaire très sévères. Il y a pu avoir, très à la marge, des comportements individuels qui ne sont pas conformes au code d’éthique. Ils ont tout de suite été réprimandés. Il y a eu deux ou trois dérapages au début, de gendarmes qui étaient épuisés qui, à un moment, ont pu avoir des propos, un geste vif.
Il a été question de milice, est-ce que la gendarmerie en a connaissance ?
Non. Cela fait partie des mauvaises informations, pour ne pas dire de la propagande qui circule. Il y a eu des barrages de gens qui avaient peur et qui se protégeaient. Les plus durs ont été contenus, pris en main notamment par les politiques. Je n’ai pas vu d’armes sur les barrages où je suis allé.
La crise est-elle terminée ?
Il faut être raisonnablement optimiste. Aujourd’hui, avec 3 000 gendarmes, il y a suffisamment de forces de l’ordre pour stabiliser le territoire. Il est sous contrôle. Mais, des endroits continuent de nécessiter une certaine vigilance.
Lesquels ?
Saint-Louis reste sensible, il y a encore des caillassages de gendarmes. Je pense qu’il reste une vingtaine de jeunes qui posent problème. Je dois saluer et souligner tout ce qui a été fait par les familles, les mamans, les chefs coutumiers pour ramener le calme. On a reçu un accueil et une écoute favorables. Arriver à cette situation où il y a eu un sursaut de raison ne s’est pas fait tout seul. Et on sait à quel point tout cela est fragile.
L’État a apporté des moyens inédits pour maintenir l’ordre public. Le territoire est tenu. Et mes chefs sont très clairs, le discours est constant : « On va te laisser autant de gendarmes mobiles que nécessaire ».
Pourquoi intervenir à Saint-Louis a-t-il été si compliqué et quand la route sera-t-elle sécurisée ?
Cela fait vingt ans que c’est compliqué à Saint-Louis. Mais, par rapport aux autres fois, il y avait la masse, la violence et l’usage très rapidement d’armes à feu contre les gendarmes. Avec des car-jackings qui visaient avant tout à les attirer pour les tuer. Un gendarme l’a été le 15 mai, très probablement par des jeunes de la tribu. Mais, avec une opération d’envergure, il y aurait eu des dégâts collatéraux. Or, nous respectons la vie humaine. Et ce n’est pas certain qu’une telle opération n’ait pas provoqué une insurrection dans tout le pays. Pour rétablir l’ordre, il faut du temps.
D’autres endroits sont-ils sensibles ?
Il y a encore une enclave à Thio Mission et une autre à Nakety, à Canala, mais les choses s’apaisent dans un dosage de force et de discussion. Nous avons travaillé avec les coutumiers. Nous privilégions le dialogue pour normaliser les choses.
Avec la crise, des gens retournent en Brousse et dans les Îles. Ce phénomène crée-t-il des problèmes à certains endroits ?
Nous avons constaté que les jeunes étaient rentrés dans les Îles quelques jours après le pic le plus dur de l’insurrection. Ils ont été, pour certains, repris en main par leur famille et les chefs coutumiers. Cela s’est traduit par quelques actes délinquants, principalement à Maré et Lifou.
Les émeutes ont affecté la relation entre les gendarmes et la population. Vous menez des opérations de rapprochement, en quoi consistent-elles ?
La relation s’est un peu distendue, mais nous reprenons contact partout. En Brousse, il y a cette proximité historique avec le monde mélanésien. J’ai demandé qu’on retourne dans les tribus et qu’on soit très vigilants vis-à-vis de l’ensemble des communes, qu’on protège les commerces, les éleveurs qui ont peur de subir les effets de la crise. Le vrai défi, ce sont les 100 000 personnes qui habitent dans le Grand Nouméa. Il faut qu’on renoue avec les populations jeunes et urbaines.
Avez-vous remarqué une recrudescence des actes de braconnage et de vols, notamment de nourriture ?
Il y a eu une très forte augmentation les premières semaines, notamment de cambriolages chez les particuliers, dans les commerces. C’était vraiment lié aux émeutes. Depuis deux-trois mois, la situation est plus saine et on a même une diminution du nombre de cambriolages. Nous surveillons le territoire 24h/24 pour éviter des vols liés à des besoins d’alimentation. Et la semaine dernière, j’étais à Nessadiou avec les éleveurs. On a donné corps à un engagement pris il y a quelques mois, une coopération pour surveiller leur élevage. Les gendarmes à cheval sont, depuis le début de la crise, dans les exploitations pour les protéger du braconnage.
En Métropole, la gendarmerie rencontre des problèmes de trésorerie qui engendreraient des reports de paiement de loyer, qu’en est-il ici ?
Ce n’est pas le cas. Je dirais même que la gendarmerie soutient l’économie calédonienne. Sans les gendarmes, beaucoup d’hôtels auraient fermé. Il y a parfois des petits retards, mais tous nos fournisseurs sont payés.
Pensez-vous qu’un nouvel embrasement soit possible ?
Je ne crois pas. L’État a apporté des moyens inédits pour maintenir l’ordre public. Le territoire est tenu. Et mes chefs sont très clairs, le discours est constant : « On va te laisser autant de gendarmes mobiles que nécessaire », le temps qu’il faut.
Quels sont les critères pour maintenir les forces de l’ordre ?
C’est une décision politique. Le ministre décidera. Personne ne veut que les troupes repartent, donc on baissera notre volume quand on aura des garanties que la paix est durable. Pour l’instant, on ne nous a jamais demandé de dégraisser, alors que je sais qu’il y a des besoins ailleurs. Cela signifie qu’ils ne sont pas pris sur la Nouvelle-Calédonie, qui est considérée comme la priorité des priorités. On pourra nous faire tous les procès, mais nous avons évité la guerre civile.
Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat et Yann Mainguet