Frédéric Jourdain : « On n’a aucun intérêt à faire traîner le paiement d’un sinistre »

En juillet, Frédéric Jourdain terminera une mandature extrêmement complexe en tant que président du Cosoda. Il évoque « plus de 300 réunions », une représentation qui a pris au plus fort de la crise plus de 80 % de son activité. (©Y.M)

Un an après les émeutes, les assureurs réunis au sein du Cosoda dressent un bilan. Frédéric Jourdain, le président, lui-même à la tête d’Axa, revient sur les indemnisations, la clause émeutes, les perspectives de réassurance et les critiques…

DNC : Quel est le taux d’indemnisation des sinistres ? Et pour quel montant ?

Frédéric Jourdain : Sur la dernière enquête Cosoda parue fin avril, qui est une extrapolation de France Assureurs, on était à 330 millions d’euros d’indemnisations versées, soit 39 milliards de francs Pacifique. Cela représente un tiers de la charge globale estimée à 941 millions d’euros (112 milliards CFP). Dans ce montant, 30 % concernent la perte d’exploitation qui ne sera versée que lorsque les entreprises auront repris leur activité. Nous commençons à peine à recevoir les premières déclarations. Si on retire cette part, on est à environ 60 % d’indemnisation.
On estime que 80 % des assurés ont déjà reçu une première indemnisation.

Les dossiers non indemnisés sont-ils ceux portés en justice ?

Pas forcément. Certains n’ont fourni aucun document. J’ai deux magasins entièrement brûlés à Kenu-In sans nouvelle du propriétaire. Pareil chez mes confrères.

Il a été dit qu’aucun des douze commerces du centre commercial Kenu-In n’a été indemnisé. Est-ce exact ?

Sur les douze, deux sont chez moi, sans documents. Mon agence sur place a aussi brûlé et sera indemnisée. Ça me paraît étonnant qu’ils n’aient rien reçu.

Y a-t-il beaucoup de recours ?

On discute avec les clients, on cherche un accord commercial. Mais à ma connaissance, aucune entreprise ne s’est retournée contre les assurances ou l’État. Les conflits portent souvent sur la vétusté appliquée aux bâtiments. Quand il y a désaccord, chacun missionne un expert, puis éventuellement un troisième, indépendant. Cela prend du temps.

Certains essayent-ils de reconstruire en mieux ?

Oui, quelques-uns essayent de maximiser leur indemnisation. Mais le contrat prévoit une reconstruction à l’identique. C’est marginal par rapport à ceux qui ont tout perdu et qui respectent les règles.

Les experts métropolitains sont-ils toujours sur place ?

Non et c’est un problème. Ils sont repartis et nous attendons encore leurs rapports pour certains. Le problème est qu’il y a eu ensuite des émeutes en Martinique, à Mayotte, un cyclone à La Réunion. Les experts ont été redéployés. Cela crée un engorgement.

Les compagnies d’assurance sont accusées de trop traîner à indemniser, ce qui freine la relance. Qu’en dites-vous ?

On est à jour sur les dossiers où tous les documents ont été fournis. Sur 1 710 déclarations, 38 dossiers sont majeurs et représentent un tiers de la charge finale, soit 330 millions d’euros. Ils concernent de très grosses entre- prises qui ont déjà reçu de gros acomptes. Nous avons essayé d’être réactifs, ce sont des dossiers complexes. Cela montre aussi que sur les autres, on a fait le job.

Subissez-vous beaucoup de pression ?

Ça a été une pression énorme dès le premier jour. Notre métier est mal connu et il faut sans cesse réexpliquer. Encore récemment, avec une mission parlementaire, j’ai dû détailler notre processus d’indemnisation.

Quelles sont les étapes de l’indemnisation ?

L’indemnisation d’un sinistre se fait en trois temps. Il y a d’abord un rapport de reconnaissance de l’expert, avec un acompte rapide représentant environ 20 % de la charge finale. Ensuite, l’expert travaille sur les dommages avec les documents fournis, cela représente 50 % de la charge. Enfin, le rapport définitif permet le paiement de la perte d’exploitation, souvent deux ans après en cas de reprise. C’est long, je comprends que le monde économique souffre. Nous aussi. Nous avons perdu des agences, le personnel a été mobilisé dès le premier jour, nous avons mis en place des cellules psychologiques pour eux et nos clients.

Comment garantir une impartialité dans un petit territoire ?

Nous savons faire la part des choses et les sièges ne toléreraient aucune dérive.

Comment justifiez-vous la disparition de la clause émeutes ?

C’est une décision des réassureurs, pas des assureurs. Cette garantie n’est pas obligatoire, elle est même exclue du code des assurances. Donc c’était une garantie optionnelle ancienne qui, au fil du temps, a été proposée systématiquement dans les contrats parce que le risque n’existait pas vraiment. Mais aujourd’hui, les émeutes sont plus violentes : Nahel, Gilets jaunes, Antilles, PSG… Ici, à la suite des émeutes, la réassurance nous a dit ne plus prendre ce risque. Le jour viendra où le risque climatique bouleversera aussi les modèles économiques.

Où en est la création d’un fonds public/privé pour couvrir ce risque ?

Des discussions sont en cours entre France Assureurs, Bercy et la direction générale du Trésor. L’idée serait de créer un fonds alimenté par cotisation, sur le modèle du fonds catastrophe naturelle ou terrorisme. Les assurés, les assureurs et les pouvoirs publics y contribueraient. Les assureurs couvriraient jusqu’à un certain niveau, l’État au-delà. Mais ce n’est pas pour tout de suite : deux à deux ans et demi avant qu’il soit opérationnel.

Et en attendant ?

Le monde économique a demandé à l’État de combler ce vide. Je ne sais pas où cela en est.

Mais les banques refusent de financer sans la garantie émeutes…

Le débat tourne en rond parce que tout le monde se focalise sur la garantie émeutes. Il y a une frilosité, c’est vrai. Mais certains ont recommencé à reconstruire ou repris leur activité sans cette garantie.

Les discussions à Paris portent aussi sur la réassurance. Quel est le problème ?

Certains assureurs ont abandonné la couverture du risque professionnel. Cela pose problème : nous ne pouvons pas absorber tous leurs portefeuilles. Par exemple, assurer trois commerces dans une rue est raisonnable. En assurer six devient trop risqué. Le Cosoda reçoit les demandes du gouvernement et les répartit entre ceux qui assurent encore. Chaque semaine, je reçois une à deux demandes d’entreprise. J’ai récemment reçu le CTOS de Koutio. On trouve des solutions dans 90 % des cas.

Les pertes évoquées pour les assurances – près d’un milliard d’euros – sont-elles exactes ?

Oui, c’est ce qu’on va indemniser. Mais en termes de pertes financières, nous avons perdu 30 à 40 ans de résultats nets. Dix ans de chiffre d’affaires. C’est colossal.

Les assurances locales sont-elles en danger ?

Non. Les grands sièges sont là pour le moment. Nous avons l’argent pour payer. Et on n’a aucun intérêt à faire traîner le paie- ment d’un sinistre. Plus vite on indemnise, plus vite on passe à autre chose. Si tous les documents sont en notre possession, nous faisons le chèque sous 48 heures même pour des montants importants.
Je pensais néanmoins que certains acteurs auraient quitté le territoire. Ce n’est pas le cas et tant mieux, il est impératif d’avoir une pluralité d’offres. Mais une deuxième crise ou une catastrophe naturelle serait très problématique.

Une hausse des primes est-elle à prévoir ?

Certaines compagnies ont déjà augmenté leurs tarifs. C’est une décision des sièges selon les résultats. Elles portent plutôt sur le risque professionnel.

Qu’en est-il des recours contre l’État pour carence dans le maintien de l’ordre ?

Ils sont en cours de constitution. Chez Axa, seuls quelques dossiers sont concernés. L’idée est de démontrer que l’État a failli à sa mission. Ce sera difficile.
À La Réunion, Generali avait gagné un tel recours, mais j’ai peu d’espoir.

Manuel Valls avait promis un médiateur pour faire le lien entre le monde économique et les assurances…

Quelqu’un a été nommé. Le monde économique peut le saisir en cas de litige avec un assureur.

Y a-t-il des changements pour les particuliers ?

Non. La garantie émeutes est toujours incluse dans les contrats automobile et habitation. Elle a été suspendue pour les nouvelles affaires pendant les émeutes, mais la plupart l’ont rétablie. Chez moi, elle est encore exclue sur les nouvelles affaires, mais on discute avec le siège pour la remettre.

La compétence est-elle bien exercée localement ?

À Bercy, certains disent que c’était une erreur. À l’époque de Bernard Deladrière, on avait fait venir quelqu’un de Bercy pour aider le Gouvernement et ça avait bien fonctionné. Monsieur Gyges semble avoir pris le sujet sérieusement.

Vous regrettez les critiques faites aux assureurs ?

C’est un domaine complexe. Et nous sommes surtout fatigués de devoir toujours tout réexpliquer. Au fond, beaucoup d’entreprises étaient sous-assurées. Certains chefs d’entreprise étaient sous-assurés. On a vu des cas où 20 millions de stock étaient assurés pour 10. Nous, nous payons ce qui est prévu dans le contrat. Après la crise, j’avais prévenu mes collègues : dans deux mois, on ne sera plus vus comme des sauveurs. On le savait, on assume.

Propos recueillis par Chloé Maingourd et Yann Mainguet

Un traitement de masse inédit

En 2023, les assureurs ont encaissé au total 21,8 milliards CFP de cotisations.

Les sinistres liés aux émeutes sont aujourd’hui estimés à 112,4 milliards CFP (avril 2025). Soit plus de cinq fois le montant total des primes versées par les assurés en un an, sans compter la sinistralité courante (accidents, santé, etc.) qui est indemnisée en parallèle.

Le coût des émeutes équivaut à plus de 30 années de résultat net pour certains assureurs.

3 480 déclarations de sinistres depuis un an dont 1 710 dommages professionnels.

2 680 expertises lancées.
95 % de la charge concernent les dommages aux professionnels.

38 dossiers majeurs représentent, à eux seuls, 38,2 milliards CFP (un tiers de la charge globale).

80 % des assurés sinistrés avaient reçu une première indemnité sept mois après les émeutes.

Trois mois après les émeutes, 97 % des sinistres automobiles (1 511) avaient été indemnisés.