Franck Leandri : « Pour les associations, les mois qui viennent vont être décisifs »

Basé à Nouméa, Franck Leandri, docteur en archéologie préhistorique et conservateur général du patrimoine au ministère de la Culture, est le chef de la Mission aux affaires culturelles au sein du haut- commissariat. © Y.M

La culture est placée au centre de l’accord de Nouméa de 1998. À l’heure de la quête d’un nouveau compromis politique, bon nombre de structures sont dans une situation financière très préoccupante. L’État continue d’apporter son soutien au travers de la Mission aux affaires culturelles ou MAC. Selon son chef Franck Leandri, conservateur général du patrimoine, la dotation du ministère de la Culture est maintenue à son niveau de l’an passé.

DNC : Comment jugez-vous la vitalité du monde culturel avant et après le 13 mai 2024 ?
Franck Leandri : La situation du monde de la culture était préoccupante sur le territoire depuis plusieurs années déjà, les causes me semblent contextuelles, structurelles et conjoncturelles. L’insurrection de mai a donc aggravé une situation déjà fragile. Outre les destructions de certains lieux de diffusion, de création et de médiation, les coupes budgétaires et la baisse des recettes propres impliquent des effets dominos sur le monde culturel et mettent en danger son existence même. Pourtant, au début des années 2000, la Nouvelle-Calédonie avait connu une période très dynamique en termes d’investissement culturel, de création artistique, de connaissance, de préservation et de valorisation des patrimoines.

Le Sud, la Brousse et les îles Loyauté sont-ils autant touchés ?
L’ensemble du territoire est forcément impacté dans la mesure où il n’est plus irrigué par les financements, notamment ceux nécessaires au fonctionnement et à la programmation des structures culturelles.

Les actions de la Mission aux affaires culturelles (MAC) ont-elles changé après le 13 mai 2024 ?
Bien sûr, sous l’autorité du haut-commissaire, la MAC, comme les autres services du haut-commissariat, s’est adaptée au principe de réalité post-crise insurrectionnelle. Elle a tenté d’apporter un accompagnement financier et une écoute attentive et proactive aux acteurs culturels de l’île les plus impactés.
Au total, en lien avec les collectivités locales qui détiennent, je vous le rappelle, la compétence culture, ce sont près de 150 subventions qui ont été attribuées en 2024 sur les différentes lignes budgétaires du ministère de la Culture, notamment celles de la création artistique et de l’éducation artistique et culturelle.
Le patrimoine immatériel est également un axe fort des missions de la MAC. Enfin, nous menons un travail de promotion des dispositifs ou des appels à projets des établissements publics du ministère de la Culture – Centre national de la musique (CNM), Centre national du livre (CNL) et Centre national du cinéma (CNC) – jusqu’alors peu utilisés par les partenaires culturels calédoniens.

Près de 150 subventions ont été attribuées en 2024 sur les différentes lignes budgétaires du ministère de la Culture.

En Métropole, des collectivités baissent leurs dotations à la culture. Le budget de la MAC en Nouvelle-Calédonie a-t-il diminué ?
La Nouvelle-Calédonie est l’un des seuls territoires français où la dotation du ministère de la Culture n’a pas été impactée en 2024, il en sera de même en 2025 avec même une légère consolidation (environ 200 millions de francs en fonctionnement).
Aux côtés des collectivités, il s’agira en priorité de soutenir la création artistique, l’éducation artistique et culturelle, les patrimoines et la filière du livre.

L’État va-t-il encore débloquer des aides pour le monde culturel ?
L’État est déjà très présent financièrement sur une compétence qui, je vous le redis, a été transférée au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et aux provinces. J’ai évoqué les crédits pour le fonctionnement, mais il faut quand même surtout souligner l’exceptionnel accompagnement de l’État dans le cadre des contrats de développement sur les principales infrastructures culturelles de l’île.
Parmi les dossiers les plus récents, je pense notamment au musée d’histoire de la Nouvelle-Calédonie, à la modernisation de la bibliothèque Bernheim, à la rénovation du centre Tjibaou ou à la construction du centre culturel de Canala. Ces quatre dossiers totalisent plus de 2,4 milliards de francs de participation de l’État.

Quels critères retenez-vous pour soutenir un projet sur le territoire ?
Dans l’esprit du transfert de compétence, le déploiement des financements de la MAC est nécessairement lié à un partenariat institutionnel local. La MAC soutient les projets les plus cohésifs, structurants et prometteurs. Elle s’attache au bon accompagnement des artistes tout en renforçant leur professionnalisation. Par exemple, une partie du budget mis en œuvre auprès du Théâtre de l’Île est destinée à soutenir les compagnies théâtrales les plus fragilisées et les auteurs calédoniens, comme Pierre Gope.
Les coopérations et les mutualisations de toute nature sont encouragées. Un bon exemple est fourni par la démarche exemplaire du Chapitô comme pivot de l’action culturelle itinérante et acteur majeur de l’éducation artistique et culturelle (EAC).
La bonne prise en compte des aspirations de la jeunesse est également un objectif prioritaire. Ainsi dans le domaine des cultures urbaines, la MAC accompagne les compagnies les plus efficientes.
Les projets d’échanges inter-DOM-TOM et d’accompagnement vers la Fédération française de breakdance sont plus particulièrement ciblés. L’éducation à l’image, l’éducation artistique et culturelle sont aussi au cœur de nos priorités.

Justement, concernant la jeunesse, où en est-on du déploiement du pass Culture en Nouvelle-Calédonie ?
Nous aurons l’occasion d’en parler très rapidement mais sachez qu’à ce jour, la démarche suit son cours en concertation avec la Direction de la culture de la province Sud. Elle devrait aboutir d’ici la fin du premier semestre 2025. Je rappelle qu’il s’agit d’un effort substantiel de l’État (potentiellement environ 120 millions de francs) qui, selon son nouveau format, va toucher les jeunes de 17 et 18 ans pour la part individuelle.
Ce déploiement devrait bénéficier autant à la jeunesse qu’aux secteurs économiques de la culture parmi lesquels ceux du spectacle et du livre. Concernant la part collective qui pourrait concerner les collèges et les lycées, les freins juridiques n’ont pas été encore levés.

Toutes les associations, sans exception, sont impactées et dans une situation d’extrême précarité

Beaucoup d’associations culturelles ont-elles suspendu, voire arrêté, leur activité en Nouvelle-Calédonie ?
Nous avons pu recenser plus d’une centaine d’associations culturelles, la plupart sont dans une extrême difficulté et les mois qui viennent vont être décisifs. Toutes les associations, sans exception, sont impactées et dans une situation d’extrême précarité : celles qui se consacrent à l’accompagnement des artistes et qui maillent le territoire (le Chapitô, Syndic’Art…), celles qui sont dédiées à l’éducation artistique et culturelle (l’AFMI, l’Adamic…), celles qui assurent la promotion de la filière du livre (la Maison du livre…), celles qui assurent la gestion des sites patrimoniaux ou des lieux artistiques (musée de Thio, association Marguerite, l’Atup…) ou celles qui sont rattachées à un lieu de création-diffusion (Théâtre de l’Île, centre culturel de Hienghène, centre culturel de Pomémie…) et enfin les associations qui participent à l’action culturelle du territoire (NewCal Fusion, Wathunguyaran…). Sans oublier bien sûr les compagnies artistiques, constituées pour la plupart en associations…
J’ai cité les associations, mais cette morosité concerne aussi les établissements publics de Nouvelle-Calédonie. Je pense notamment au Conservatoire de musique et de danse ou à l’Institut d’archéologie de Nouvelle-Calédonie et du Pacifique qui intervient, comme vous le savez, dans un domaine qui m’est très cher.

Le patrimoine immatériel est un axe fort de la mission de la MAC. Qu’entendez-vous par là ?
C’est dans un premier temps, bien sûr, une contribution de l’État à la préservation et la promotion des langues qui est concernée. La Nouvelle-Calédonie est un sanctuaire où résonnent les voix de 28 langues kanak. J’observe qu’elles sont toutes représentées à Villers-Cotterêts, la Cité internationale de la langue française. Cette pluralité est un trésor à préserver et à transmettre, ce que fait remarquablement l’Académie des langues kanak.
La MAC souhaite également contribuer à la conservation des savoir-faire traditionnels, par exemple ceux en lien avec la construction et l’utilisation des pirogues qui incarnent des traditions ancestrales. Ainsi, la MAC accompagne la Santal Cup à Lifou ou le Kenu Waan Project.
Enfin, préserver le patrimoine culturel immatériel, c’est aussi mener des actions en faveur des traditions orales, des savoir-faire, des pratiques culturelles et des mémoires collectives qui jalonnent l’histoire contemporaine de l’île (manifestations culturelles, fêtes rurales, etc.). C’est ce que propose la MAC dans certains de ses projets de contractualisation avec les communes.

Sommes-nous arrivés à un point critique ?
Difficile de répondre à cette question. La Nouvelle-Calédonie traverse une période charnière, pourtant il faut rester optimiste. Il existe de l’espoir notamment chez les créateurs, les éducateurs et ceux qui cherchent à transmettre et à préserver leur patrimoine. Je note aussi que le monde culturel et les institutions se mobilisent afin de rechercher des pistes de solution dans le contexte budgétaire alarmant. Ce fut dernièrement le cas à la FOL.

Quelles sont ces solutions ?
Il n’y a pas de recette miracle, mais l’idée est dans un premier temps de prendre du recul et de partager un diagnostic de la situation. Ce travail est pratiquement finalisé, il doit permettre d’évaluer les meilleures formules et de prioriser pour assurer la sauvegarde du secteur.

La culture est un levier économique important et de résilience

Existe-t-il une coordination entre le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et la Mission aux affaires culturelles pour maintenir un minimum de prestations ?
Bien sûr ! Le dialogue est permanent avec mes collègues du gouvernement et de la province Sud. Ces échanges me permettent de planifier et d’optimiser les interventions de la MAC. Avec la province Nord, nous venons de mettre en place les bases d’une collaboration sur certains domaines comme le patrimoine, l’éducation artistique et culturelle ou le livre et la lecture.
Avec certaines communes, les relations vont s’ancrer au travers de contractualisations qui vont reposer sur la capacité à définir et mener des projets très concrets : Dumbéa, Nouméa, Mont-Dore… Je signale enfin que les services centraux du ministère de la Culture accompagnent la MAC dans son expertise autant que de besoin.

Des acteurs de la culture ont-ils quitté le territoire après l’insurrection de mai 2024 ?
Je n’ai pas les chiffres exacts mais après les événements de mai 2024, de nombreux acteurs culturels ont quitté le territoire. Nous sommes en lien avec plusieurs d’entre eux qui ambitionnent un retour dès que possible.

L’économie calédonienne est en souffrance. Estimez-vous que la culture fait les frais des coupes budgétaires ?
Je n’ai pas à commenter les décisions politiques ou les choix opérés dans ce contexte si complexe et si tendu. J’observe cependant que, dans d’autres territoires, la culture est un levier économique important et de résilience.
Je pense notamment au tourisme culturel, à l’artisanat, aux métiers d’art et à d’autres domaines. Investir pour la culture, notamment au travers des investissements pour l’éducation, c’est investir pour l’avenir et la jeunesse.

La culture peut-elle aider à rétablir et conforter le vivre-ensemble aujourd’hui abîmé ? Et comment ?
Mais forcément ! La culture est au cœur de tout projet de société, au travers des échanges, du partage, du dialogue, de l’éducation, des valorisations culturelles, de l’histoire… Elle est là pour apaiser les consciences à condition de ne pas être instrumentalisée.

Propos recueillis par Yann Mainguet